19/04/2017

Jn 4,1-45 : analyse du texte



Email: josleminhthong@gmail.com
Le 19 avril 2017.

Contenu
I. Introduction
II. 4,1-3. La raison du voyage
    1. La variante « Jésus » / « Seigneur » (4,1a)
    2. La rectification du narrateur (4,2)
    3. Le trajet du voyage (4,3)
III. 4,4-42. Jésus en Samarie
    A. 4,4-6. Le cadre des rencontres
        1. La référence à Jacob
        2. La fatigue de Jésus
        3. Le puits et la source
        4. La sixième heure
    B. 4,7-26. Le dialogue avec la femme samaritaine
        1. L’eau du puits et l’eau vive (4,7-15)
        2. La vie privée de la femme et sa découverte (4,16-19)
        3. Les lieux et la manière d’adorer Dieu (4,20-24)
        4. Le Messie (4,25-26)
    C. 4,27-30. La transition : le départ et les arrivées
        1. Les personnages du récit (4,27-30)
        2. L’omniscience du narrateur (4,27)
        3. « Laisser la cruche, s’en aller… et dire… » (4,28)
        4. « Venez voir un homme… » (4,29a)
    D. 4, 31-38. La rencontre avec les disciples
        1. La nourriture matérielle et symbolique (4,31-34)
        2. La métaphore de la moisson (4,35-38)
    E. 4,39-42. La rencontre avec les gens de Sychar
IV. 4,43-45. L’arrivée en Galilée
V. Conclusion
     Bibliographie



I. Introduction

La section Jn 4,1-45 forme un tout par un voyage : quitter la Judée (4,1-3), traverser la Samarie (4,4-42) pour arriver en Galilée (4,43-45). Ce qui se passe en Samarie est rapporté à travers un long récit bien construit (4,4-42). Ce dernier doit être lu comme un tout, puisque les trois rencontres de Jésus (avec la femme samaritaine, avec les disciples et avec les gens de la ville de Sychar) donnent sens à l’ensemble de la péricope 4,4-42. En effet, la parole de Jésus adressée à la femme en 4,10 : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire… » est étroitement liée au titre « le sauveur du monde » attribué à Jésus à la fin du récit en 4,42. La dynamique du récit va dans le sens de la méconnaissance à la reconnaissance, de la méfiance à l’hospitalité. Nous avons étudié le contexte et certains thèmes de la section 4,1-15 dans les articles : (1) « La topographie en Jn 4,1-43 : Samarie, Sychar, le puits de Jacob et le mont Garizim », (2) « Jn 4,4 : Pourquoi Jésus doit traverser Samarie ? », (3) « Jn 4,5-15 et 4,31-38. Trois procédés littéraires : le malentendu, l’ironie et le langage symbolique », (4) « Jn 4,1-45 : Texte, contexte, structure et particularités. » Dans cet article, nous analysons les unités littéraires de la péricope 4,1-45 selon la structure présentée dans l’article (4) :



En tenant compte de la section 4,1-45 dans son contexte littéraire de l’ensemble de l’Évangile, nous abordons d’abord (I) 4,1-3 : la raison du voyage de la Judée vers la Galilée ; ensuite (II) 4,4-42 : Jésus en Samarie. Quant à l’unité (III) 4,43-45 : l’arrivée en Galilée et l’accueil des Galiléens, elle décrit l’aboutissement du voyage indiqué en 4,3. L’unité littéraire 4,43-45 sera étudiée en détail dans un autre article.

II. 4,1-3. La raison du voyage

Le narrateur raconte en 4,1-3 : « 4,1  Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean – 2 bien qu’à vrai dire Jésus lui-même ne baptisât pas, mais ses disciples –, 3 il quitta la Judée et s’en retourna en Galilée. » Nous abordons trois points : (1) la variante « Jésus » / « Seigneur » (4,1a) ; (2) la rectification du narrateur (4,2) ; (3) le trajet du voyage (4,3).

    1. La variante « Jésus » / « Seigneur » (4,1a)

Dans la phrase : « Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire qu’il… » (4,1a), littéralement : « Quand Jésus (Ièsous) apprit que les Pharisiens avaient entendu dire que Jésus (Ièsous)… ». Il y a 2 fois le nom de « Jésus » (Ièsous) dans le texte grec. La première occurrence : « quand Jésus (Ièsous) apprit que… » (4,1a) est attestée dans les manuscrits : P66* a D Q 086 f1…  La variante « Quand le Seigneur (kyrios) apprit que… » (4,1a) se trouve dans les manuscrits : P66c.75 A B C K… Il est possible qu’un scribe ait remplacé « Jésus » par « Seigneur » pour éviter la répétition de l’appellation « Jésus » (2 fois en 4,1a.1b et 1 fois en 4,2). En accord avec GNT-28th ; BJ, 2000 ; TOB, 12e éd. etc., nous optons pour le texte : « quand Jésus apprit que… » (4,1a).

    2. La rectification du narrateur (4,2)

Un détail d’information que le narrateur a rapporté en 4,1 est rectifié par lui-même en 4,2 : « Bien qu’à vrai dire Jésus lui-même ne baptisât pas, mais ses disciples ». Cette précision contient deux particularités du texte : d’abord l’expression « bien qu’à vrai dire » (kaitoige) est un hapax du Nouveau Testament, ensuite la séquence « Jésus lui-même » (Ièsous autos) n’existe pas ailleurs dans l’Évangile de Jean. En 3,22.36 et 4,1, le narrateur rapporte une tradition suivant laquelle Jésus baptise. La précision en 4,2 montre que très tôt dans sa vie publique, Jésus concentre sa mission sur « faire des disciples » (4,1b). L’explication du narrateur en 4,2 correspond mieux au témoignage de Jean Baptiste sur Jésus en deux points.

(1) D’abord,  Jean Baptiste parle de la grandeur de Jésus en 1,15 : « C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était. » Jean le redit en 1,30. Il témoigne de Jésus en 1,33 : « Et moi, je ne le [Jésus] connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, celui-là m’avait dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint. 34 Et moi, j’ai vu et je témoigne que celui-ci est l’Élu de Dieu. » En 3,28-30, Jean dit à ses disciples : « Vous-mêmes, vous m’êtes témoins que j’ai dit : “Je ne suis pas le Christ, mais je suis envoyé devant lui.” 29 Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. 30 Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse. » Pour Jean, il baptise dans l’eau tandis que Jésus est celui qui baptise dans l’Esprit Saint (3,33d). Jean affirme la grandeur de Jésus en 3,28-30.

(2) Ensuite, le fait que « Jésus lui-même ne baptisât pas » (4,2a) s’accorde bien avec la mission de Jésus présentée dans les Évangiles synoptiques. Dès le verset 4,2, l’information à retenir est que Jésus fait des disciples et les disciples baptisent. Notons que le narrateur précise le rôle de Jean Baptiste par rapport à celui de Jésus dans le prologue de l’Évangile : « Celui-là [Jean] n’était pas la lumière [le Logos-Jésus], mais il avait à rendre témoignage à la lumière » (1,8).

Dans la section 4,1-45, le terme « disciple » (mathètès) apparaît en 6 occurrences (4,1.2.8.27.31.33) et il est toujours au pluriel : « les disciples » (hoi mathètai). Par définition, le disciple est celui qui suit le maître. Jésus parle du vrai disciple en s’adressant aux Juifs en 8,31b-32 : « 31b Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples 32 et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera. » Les disciples sont ceux qui demeurent dans la parole de Jésus. Dans l’Évangile selon Jean, les disciples sont symbolisés par l’image des brebis comme Jésus le dit aux Juifs en 10,27-28 : « 27 Mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles me suivent ; 28  je leur donne la vie éternelle ; elles ne périront jamais et nul ne les arrachera de ma main. » Dans cette perspective, la présence de Jésus et sa parole conduisent les gens de la ville de Sychar à la foi en lui (4,39.41.42). C’est-à-dire Jésus est en train de « faire des disciples » (4,1).

    3. Le trajet du voyage (4,3)

Dans le contexte de Jn 1,19–4,45, Jésus quitte la Judée pour se rendre en Galilée par crainte des Pharisiens. Ces derniers sont au courant que la mission de Jésus a plus de succès que celle de Jean Baptiste. Auparavant, les Juifs (1,19) et les Pharisiens (1,24) ont enquêté et questionné Jean Baptiste sur sa mission (1,19-28). La suite du récit montre que les Juifs et les Pharisiens sont hostiles à Jésus, en particulier quand les gens croient en Jésus et lui attribuent le titre de « Christ ». Le narrateur raconte en 7,31-32 : « 31 Dans la foule, beaucoup crurent en lui et disaient : “Le Christ, quand il viendra, fera-t-il plus de signes que n’en a fait celui-ci ?” 32 Ces rumeurs de la foule à son sujet parvinrent aux oreilles des Pharisiens. Ils envoyèrent des gardes pour le saisir. » Dans ce contexte, la décision de Jésus de quitter la Judée est comprise dans le sens d’éviter l’hostilité des Pharisiens. Zumstein*, Jn 1–12, 2014, 138, commente le verset 4,3 ainsi : « Face à la menace qui pèse sur lui, Jésus, prenant l’initiative, se retire pour la première fois de Judée, espace qui se caractérisera par une hostilité toujours plus implacable (cf. 7,1 et 10,40). » Cette interprétation rejoint l’unité 4,43-54. Jésus n’est pas honoré en Judée, tandis que les Galiléens l’accueillent (4,54b).

III. 4,4-42. Jésus en Samarie

L’analyse de la péricope 4,4-42 se présente en cinq point selon le déroulement du récit : (A) le cadre de la rencontre (4,4-6) ; (B) le dialogue avec la femme samaritaine (4,7-26) ; (C) la transition : le départ et les arrivées (4,27-30) ; (D) la rencontre avec les disciples (4,31-38) ; (E) la rencontre avec les gens de la ville de Sychar (4,39-42).

    A. 4,4-6. Le cadre des rencontres

L’unité littéraire 4,4-6 présente le cadre spatiotemporel du récit et le personnage principal, Jésus. D’abord le narrateur relate en 4,4 : « Or il lui [Jésus] fallait traverser la Samarie. » Nous avons étudié le verbe « devoir » (dei) dans l’article « Jn 4,4 : Pourquoi Jésus doit traverser Samarie ? » et conclut qu’il s’agit d’une nécessité pour Jésus d’accomplir sa mission en tant qu’envoyé du Père (4,34). Cette mission se passe dans un lieu précis décrit par trois éléments topographiques : (1) Jésus arrive à « une ville de Samarie appelée Sychar » (4,5a) ; (2) le lieu est « près de la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph » (4,5b) ; et (3) « là se trouvait la source de Jacob » (4,6a). La circonstance et le temps sont indiqués : « Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis tout contre la source » (4,6b) et « c’était environ la sixième heure » (4,6c). Nous abordons ici quelques thèmes clés de la péricope 4,4-42 : (1) la référence à Jacob, (2) la fatigue de Jésus, (3) le puits et la source,  et (4) la sixième heure.

        1. La référence à Jacob

Les deux dernières indications topographiques : « la terre que Jacob » (4,5b) et « la source de Jacob » (4,6a) se réfèrent au patriarche Jacob. Dans le dialogue avec Jésus, la femme samaritaine parle de Jacob en 4,12a : « Serais-tu plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits… » Plus tard, elle dit à Jésus en 4,20a : « Nos pères ont adoré sur cette montagne… » En appelant Jacob par « notre père » (4,12a), la femme renvoie aux patriarches en se référant à « nos pères » en 4,20a. Les références au patriarche Jacob (3 occurrences dans l’Évangile en 4,5.6.12) montrent qu’il s’agit du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (cf. Mt 22,32) qu’adorent les Samaritains et les Juifs. La différence concerne le lieu et non les divinités.

        2. La fatigue de Jésus

La fatigue de Jésus par la marche à l’heure de midi explique la raison pour laquelle il est assis près de la source de Jacob et demande à boire à la femme samaritaine (4,7). La fatigue et la soif de Jésus sur le chemin de sa mission expriment son humanité, en même temps le texte se concentre sur son autorité et sa révélation. Le récit ne dit pas si Jésus a bu de l’eau, de même en 4,31, le récit ne précise pas si Jésus a consommé la nourriture que les disciples lui ont apportée en leur disant en 4,32 : « J’ai à manger un aliment que vous ne connaissez pas. » Dans ce contexte, la fatigue de Jésus possède un sens symbolique : il s’agit de l’adversité qu’il va être confrontée au cours de sa mission. C’est dans ce sens que Jésus dit à ses disciples en 4,38 : « Je vous ai envoyés moissonner là où vous ne vous êtes pas fatigués ; d’autres se sont fatigués et vous, vous héritez de leurs fatigues. » Dans l’Évangile de Jean, le verbe « être fatigué » (kopiaô), 3 fois : 4,6.38a.38b et le substantif « la fatigue » (ho kopos), 1 fois : 4,38, n’apparaissent qu’en 4,4-42. Ces termes renvoient à la mission de Jésus en Samarie.

        3. Le puits et la source

Le terme grec « hè pègè » peut désigner « le puits » ou « la source ». Certains traduisent le terme « hè pègè » en 4,6a.6b par « le puits » et le même terme « hè pègè » en 4,14b est traduit par « la source » (TOB, 12e Ed., Zumstein*, Jn 1–12, 2014, 139 ; Marchadour*, 2011, 125). Pour les autres (La BiJér, 2000 ; Boismard et Lamouille*, III, 1977, 128 ; Léon-Dufour*, I, ch. 1–4, 1988, 343 ; Simoens, 1. Une traduction, 1997, 23 ; Michaels*, 2010, 229), le terme « pègè » est traduit par « la source » en 4,6a.6b.14 et le terme « to phear » en 4,11.12 par « le puits ».

Dans le récit, les deux termes « pègè » (la source) en 4,6a.6b et « to phear » (le puits) désignent la même chose : le puits/la source de Jacob. En effet, le narrateur utilise le terme « pègè » en 4,6a.6b pour parler du puits de Jacob (6,11b). Tandis que la femme samaritaine utilise le terme « to phear », en disant à Jésus en 4,11 : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits (to phear) est profond. D’où l’as-tu donc, l’eau vive ? » Ainsi, les deux termes « pègè » (la source) et « to phear » (le puits) décrivent deux caractéristiques du puits de Jacob : (1) c’est un puits creusé par la main de l’homme et (2) ce puits n’est pas alimenté par l’eau de pluie mais l’eau d’une source souterraine (une nappe phréatique). Par contre Jésus emploie le mot « pègè » pour désigner une source au sens symbolique du terme. Il s’adresse ainsi à la femme en 4,14b : « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source (pègè) d’eau jaillissant en vie éternelle. »

        4. La sixième heure

L’indication du temps en 4,6c : « c’était environ la sixième heure » (vers midi) renvoie à plusieurs choses. Les interprétations multiples se font (1) dans le contexte immédiat, (2) dans le contexte de la péricope 4,4-42 et (3) dans l’ensemble de l’Évangile.

(1) Dans le contexte immédiat, (a) cette heure du zénith explique la soif et la fatigue de Jésus. (b) C’est l’heure de manger, c’est pourquoi les disciples vont « à ville pour acheter de quoi manger » (4,8). (c) Ce n’est pas l’heure habituelle pour puiser l’eau. Le fait que la femme vient au puits à midi fait penser qu’elle évite les gens de la ville à cause de sa vie mouvementée (cf. 4,16-18).

(2) Dans le contexte de la péricope 4,4-42, la révélation de Jésus et la foi des Samaritains permettent de penser que la sixième heure, où le soleil est à son zénith, est l’heure de la pleine révélation.

(3) Dans le contexte de l’Évangile, (a) la rencontre à midi (la sixième heure) avec la femme samaritaine est en contraste avec celle de Nicodème qui vient la nuit rencontrer Jésus. (b) L’indication « sixième heure » apparaît en 2 occurrences dans l’Évangile (4,6c ; 19,14b). La sixième heure en 4,6c décrivant la fatigue et la soif de Jésus renvoie à la sixième heure en 19,14b, où Pilate livre Jésus aux Juifs pour qu’il soit crucifié (19,16a). C’est l’heure de sa souffrance, de sa soif (19,28) et de sa mort (19,30).

En résumé, le cadre des rencontres en Samarie (4,7-42) place Jésus sur le territoire inhospitalier des Samaritains puisque « les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains » (4,9b), explique le narrateur. Jésus, le protagoniste du récit, est présenté comme celui qui était fatigué et assoiffé par le voyage. C’est dans cette situation inconfortable que la révélation de Jésus manifeste toute sa force et son sens au cours du récit. La péricope 4,4-42 articule bien l’humanité et la divinité de Jésus. Sa pédagogie et sa réussite dans la transmission de la révélation aux interlocuteurs sont racontées à travers trois rencontres (avec la femme samaritaine, avec les disciples et avec les gens de la ville de Sychar).

    B. 4,7-26. Le dialogue avec la femme samaritaine

Le long dialogue avec la femme de Samarie se déroule en 20 versets (4,7-26) et sur quatre sujets : (1) l’eau du puits et l’eau vive (4,7-15), (2) la vie conjugale de la femme et sa découverte (4,16-19), (3) les lieux et la manière d’adorer Dieu (4,20-24) et (4) le Messie (4,25-26). Ces sujets ont des liens entre eux et visent à faire connaître à la femme et au lecteur la révélation de Jésus. Pour accomplir ce projet, le dialogue est encadré par deux paroles de Jésus : une introduction au début du dialogue en 4,10 adressée à la femme : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire… » et une conclusion à la fin de l’échange avec la femme sur le Messie en 4,26 : « C’est Moi, celui qui te parle. » L’analyse du contenu du dialogue sur quatre sujets indiqués plus haut montre le lien entre les thèmes abordés et la découverte progressive de la femme sur l’identité de Jésus.

        1. L’eau du puits et l’eau vive (4,7-15)

La sous-unité 4,7-15 commence et se termine par une demande. Au début Jésus demande à la femme samaritaine : « Donne-moi à boire » (4,7b). La situation est renversée à la fin de cette sous-unité ; la femme demande à Jésus : « Seigneur, donne-moi cette eau » (4,15a). Ce renversement du rôle de demandeur en donateur est le résultat de la révélation de Jésus en 4,10-14.

L’ensemble du dialogue (4,7-26) est placé dans le contexte de la différence entre l’homme et la femme, entre les Juifs et les Samaritains. Cette perspective est mise en place dès le premier échange. Le narrateur relate en 4,7-9 : « 7 Une femme de Samarie (gunè ek tès Samareias) vient pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : “Donne-moi à boire.” 8 Ses disciples en effet s’en étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger. 9 La femme samaritaine (hè gunè hè Samaritis) lui dit : “Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine (gunaikos Samaritidos) ?” (Les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains.) »

Pourquoi la femme samaritaine vient-elle toute seule pour puiser au puits de Jacob à midi (à la sixième heure, cf. 4,6d) ? Le texte ne fournit pas d’éléments pour répondre à cette question. Le lecteur peut penser à la situation marginale de cette femme en lien avec sa vie privée dévoilée par Jésus en 4,16-18. En tout cas, la présence de la femme au puits à l’heure inhabituelle favorise un dialogue privé. Cette rencontre touche profondément la vie de la femme, sa préoccupation et sa recherche spirituelle, et à travers elle, le narrateur propose au lecteur une rencontre et un échange en privé avec Jésus.

Jésus ouvre le dialogue en demandant à la femme : « Donne-moi à boire » (4,7b). Cette demande est justifiée par sa fatigue et sa soif par la marche jusqu’à l’heure de midi (4,6b). L’humanité de Jésus est présentée dans un contraste frappant : il offre l’eau vive à l’homme mais il a besoin de l’eau du puits pour étancher sa soif physique. Notons que la suite du récit ne dit pas si Jésus a bu de l’eau ni s’il a mangé la nourriture apportée par les disciples (cf. 4,31-32). Selon la dynamique du récit, en partant de la soif et la faim physiques, Jésus dévoile ses propres faim et soif spirituelles et celles de son auditeur. Il s’agit pour Jésus de la soif et la faim d’accomplir la mission et pour l’auditeur et le lecteur, de la soif et de la faim de la vie éternelle.

Le narrateur communique au lecteur plusieurs informations en 4,8 : « Ses disciples en effet s’en étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger. » (1) D’abord, dans la péricope 4,4-42, les disciples sont nommés pour la première fois en 4,8. Avant ce verset, le lecteur ne savait pas que les disciples accompagnaient Jésus dans le voyage de la Judée à la Galilée puisque le narrateur se concentre sur Jésus en racontant son déplacement : « il quitta la Judée et s’en retourna en Galilée » (4,3), son trajet : « il lui fallait traverser la Samarie » (4,4) et son arrivée en Samarie : « il arrive donc à une ville de Samarie appelée Sychar ». C’est seulement à partir de 4,8 que le lecteur sait que les disciples accompagnent Jésus dans ce voyage. (2) Ensuite, il s’agit d’une rencontre privée entre Jésus et la femme samaritaine puisque les disciples sont partis en ville. Ce départ prépare leur retour en 4,27 quand le dialogue entre Jésus et la femme se termine en 4,26. (3) Enfin, les disciples vont en ville pour acheter la nourriture, cela correspond à l’heure indiquée : « la sixième heure » (le midi), c’est l’heure de déjeuner. Quand les disciples reviennent de la ville, ils disent à Jésus en 4,31b : « Rabbi, mange. » En résumé, le verset 4,8 informe le lecteur de trois choses : la présence des disciples, le dialogue privé entre Jésus et la femme (4,7-26), et la préparation du retour des disciples en 4,27.

La rencontre a lieu puisqu’il y a « une femme de Samarie » qui « vient pour puiser de l’eau » (4,7a). Ce personnage est caractérisé par le genre : « une femme » (gunè) et l’appartenance géographique : « de Samarie » (ek tès Samareias). Elle prend la parole pour la première fois en 4,9. Dans ce verset, le narrateur utilise l’appellation : « la femme samaritaine » (4,9a), littéralement « la femme, la samaritaine » (hè gunè hè Samaritis). En 4,9b, la femme parle d’elle par le même terme : « une femme samaritaine » (gunaikos Samaritidos). Dans la suite de la péricope 4,4-42, le narrateur l’appelle simplement « la femme » (hè gunè), 10 fois en 4,11 (variante) ; 4,15.17.19.21.25.27.28.39.42. Son nom propre n’est pas dit dans le texte. Ces indications mettent en relief le caractère présentatif de ce personnage, elle représente à la fois les Samaritains et le lecteur. En tenant compte des données du texte, nous l’appelons soit « la femme samaritaine » soit « la femme ».

Notons que dans l’Évangile de Jean, le narrateur emploie le terme « gunè » (femme) pour désigner la femme adultère (8,3.9) et la femme sur le point d’accoucher (16,21). Les scribes et les Pharisiens parlent de « la femme » adultère en 8,4. L’un des deux anges au tombeau de Jésus appelle Marie de Magdala par « femme » en 20,13a. Quant à Jésus, il emploie le vocatif grec « gunai » (femme) pour s’adresser à sa mère (2,4 ; 19,26), à la femme samaritaine (4,21), à la femme adultère (8,10) et à Marie de Magdala, après sa résurrection (20,15).

Le verset 4,9 rapporte d’abord la réponse de la femme : « Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? » (4,9a) et puis l’explication du narrateur : « Les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains » (4,9b). À cette époque, les Juifs considèrent d’un certain mépris les Samaritains comme un groupe hétérodoxe. Ainsi, au cours d’une controverse avec Jésus (8,31-59), les Juifs l’injurient en 8,48 : « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu as un démon ? » En 4,9, l’étonnement de la femme est double : un homme, un juif demande à boire à une femme, une samaritaine. Il est vrai que Jésus est un juif et plus tard il dit à la femme : « le salut vient des Juifs » (4,22c). L’explication en 4,9b renvoie à une longue histoire de la région de Samarie (les Samaritains) et de la Judée (les Juifs). Voir « les relations entre les Juifs et les Samaritains » dans l’article : « Jn 4,4 : Pourquoi Jésus doit traverser Samarie ? » Le verset 4,6 met donc en scène les réalités concrètes : la situation conflictuelle entre les Juifs et les Samaritains d’une part, la codification traditionnelle du rapport entre l’homme et la femme d’autre part. La suite du récit va dépasser ces différences grâce à la révélation de Jésus.

Dans le contexte, les appellations au pluriel, « les Juifs » (Ioudaioi) et « les Samaritains » (Samaritais) en 4,9b possèdent une portée générale, sous-entendu, Jésus est l’un des Juifs et la femme est l’une des Samaritains. Cependant, Jésus va révéler à la femme et au lecteur son identité divine. Jésus est celui qui offre l’eau vive, il est le révélateur (4,17-24), le Messie (4,25-26), l’envoyé de Dieu (4,34) et le sauveur du monde (4,42d). Ainsi, Jésus possède un statut particulier que la femme découvrira pas à pas au fil du dialogue. Pour la femme, le récit la distingue de « les Samaritains » dans la sous-unité 4,39-42. En effet, le narrateur rapporte en 4,39a : « De cette ville, nombre de Samaritains crurent en lui à cause de la parole de la femme » ; et en 4,42 : « Ils [les Samaritains] disaient à la femme : “Ce n’est plus sur tes dires que nous croyons…” » Il existe donc une distinction entre les Samaritains et la femme samaritaine. Les samaritains croient en Jésus « à cause de la parole de la femme » (4,39a), mais la foi de cette femme en Jésus n’est pas exprimée dans le récit. En fait, ce sont les Samaritains croyant en Jésus qui font connaître à la femme que Jésus est le sauveur du monde (4,42).

Le récit commence donc par la différence entre un Juif Jésus et une femme samaritaine. Puis au cours du dialogue, l’originalité de ces personnages se manifeste. Jésus est un juif exceptionnel qui va réunir les Juifs et les Samaritains dans la véritable adoration du Père. Par contre la position de la femme samaritaine est particulière et est mise à part par rapport aux autres Samaritains. Elle continue à découvrir l’identité de Jésus jusqu’au dernier verset de la péricope 4,4-42. Sa vie, ses pensées et son parcours renvoient à la vie et à la recherche spirituelle du lecteur.

À partir du v. 10, Jésus répond à la question de la femme en 4,9 de manière originale puisqu’il ne dit rien sur le conflit entre les Juifs et les Samaritains ou sur la conduite entre l’homme et la femme. La révélation de Jésus va au-delà de ces réalités. Il dit à la femme en 4,10 : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive. » Jésus révèle ainsi à tout homme le chemin pour accéder au don de l’eau vive. En fait, pour répondre aux problèmes que pose la femme en 4,9, Jésus va révéler tout au long de la péricope 4,4-42 « le don de Dieu » et « qui il est » (cf. 4,10a).

L’expression « le don de Dieu » (hè dôrea tou theou) en 4,10a, apparue en une seule occurrence dans l’Évangile, renvoie à la révélation de Jésus en 3,16 : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, l’Unique-Engendré, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. » En lisant l’Évangile jusqu’au ch. 4, le lecteur sait que Jésus est le don de Dieu pour l’humanité (le monde) révélé dans le chapitre précédent (3,16). En 4,34, Jésus dit ainsi aux disciples sur sa mission en Samarie : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin. »

Quant à « celui qui dit : donne-moi à boire » (4,10b), la suite du récit révèle au lecteur plusieurs choses concernant l’identité de Jésus. Il est celui qui offre l’eau vive « jaillissant en vie éternelle » (4,14b). Sa connaissance mystérieuse sur la vie privée de la femme (4,16-18) montre qu’il « connaissait ce qu’il y avait dans l’homme » (2,25b). Jésus s’identifie au Messie (4,26) et il est l’envoyé de Dieu (4,34). Les gens de la ville de Sychar proclament qu’il est le sauveur du monde (4,42d). Avec ces titres, Jésus a l’autorité pour définir les véritables adorateurs et révéler la volonté du Père (cf. 4,23).

Dès la première réponse à la femme en 4,10, Jésus renverse la situation. Ce n’est plus Jésus qui demande à la femme mais c’est la femme qui va demander à Jésus l’eau vive à condition qu’elle connaisse le don de Dieu et qui est Jésus comme ce dernier lui dit en 4,10 : « Si tu savais… c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive. » Dans ce verset, Jésus parle de lui-même à la troisième personne (« il »). Tandis qu’en 4,14, deux fois, Jésus parle à la première personne (« je ») : « l’eau que je lui donnerai » (4,14a.14b). L’annonce en 4,10 est réalisée en 4,15a : « La femme lui dit : “Seigneur, donne-moi cette eau…” Cependant, elle ne comprend pas encore le sens de l’eau vive. L’eau du puits de Jacob que Jésus demande à la femme en 4,7b et « l’eau vive » dont Jésus parle en 4,10 provoquent un malentendu chez la femme. Le malentendu persiste jusqu’à la fin du dialogue sur le thème de l’eau en 4,15.

La femme dit à Jésus en 4,11-12 : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où l’as-tu donc, l’eau vive ? 12 Serais-tu plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits et y a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses bêtes ? » La femme appelle Jésus « Seigneur » (kurie) en 4,11 ; elle continue à l’appeler ainsi en 4,15.19. Cette marque de respect est à distinguer du titre « Seigneur » (Kurios) donné par Thomas à Jésus ressuscité en 20,28 : « Mon Seigneur et mon Dieu (ho kurios mou kai ho theos mou) ! »

Pour la femme, « l’eau vive » dont Jésus parle en 4,10 vient du puits. Le lecteur sait qu’elle a mal compris la parole de Jésus. Cependant, elle a raison puisque par définition « l’eau vive » (hudôr zôn) désigne l’eau courante : l’eau jaillissant de la source ; distincte de l’eau stagnante : l’eau conservée dans une citerne. En 4,11-12, deux fois, la femme utilise le terme « to phear » pour parler du puits de Jacob. Mais en 4,6a.6b le narrateur emploie le terme « hè pègè » (la source) pour parler de ce puits. Ainsi, l’eau du puits de Jacob vient d’une source, d’une nappe phréatique, c’est-à-dire l’eau de ce puits est l’eau vive (voir les remarques plus haut sur « hè pègè » et « to phear »). L’importance du puits de Jacob est mise en relief dans la parole de la femme adressée à Jésus en 4,12b : « Notre père Jacob qui nous a donné ce puits et y a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses bêtes ». C’est donc un puits avec une source d’eau abondante qui continue de couler au cours des siècles et son origine remonte au patriarche Jacob.

En mal interprétant la parole de Jésus au sens matériel de l’eau vive venant du puits, la parole de la femme est ironique sur deux points. D’abord, le puits est profond et Jésus n’a rien pour puiser, il se trouve donc dans l’impossibilité de se procurer de l’eau vive. Ensuite, elle pose une question sarcastique : « Serais-tu plus grand que notre père Jacob… » (4,12a). La réponse de la femme est évidemment négative, ce qui correspond à la situation de Jésus (cf. 4,11). Cependant, sa question soulève une interrogation sur l’identité de Jésus : « D’où l’as-tu donc, l’eau vive ? » (4,11b) Dans le récit, Jésus est mis en parallèle avec le patriarche Jacob. De manière semblable, les Juifs demandent à Jésus en 8,53 : « Es-tu donc plus grand qu’Abraham, notre père… ? » En soulevant les questions des personnages dans le récit (4,11b ; 8,53) sur l’identité de Jésus, le narrateur attend de son lecteur une réponse juste.

Pour le lecteur, l’ironie manifestée par la femme à l’encontre de Jésus se retourne contre elle, puisqu’elle n’a pas compris le sens symbolique de l’eau vive. En réalité, Jésus possède l’eau vive et il est infiniment plus grand que le patriarche Jacob. En 8,58, Jésus affirme sa supériorité par rapport à Abraham en révélant aux Juifs : « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, Moi, Je Suis. » Pour le narrateur, le dialogue en 4,7-15 est construit selon trois procédés littéraires : le malentendu, l’ironie et le langage symbolique (voir l’article sur ce sujet). Dans le contexte du récit, le malentendu de l’interlocuteur demande un éclairage, une explication. C’est à ce moment-là que Jésus définit le sens de l’eau vive. Autrement dit, grâce au malentendu de la femme, le lecteur bénéficie de la définition de l’eau vive en 4,13-14.

Pour répondre aux deux questions de la femme en 4,11-12, Jésus explique clairement le sens de l’eau vive dont il parle en 4,10. Il dit à la femme en 4,13-14 : « 13 Quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau ; 14 mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle. » Cette réponse distingue, d’une part, entre « cette eau » (l’eau du puits) et « l’eau que Jésus donnera », et d’autre part, entre « avoir soif de nouveau » et « n’avoir plus jamais soif ». De plus, en 4,14b, l’expression « l’eau que je lui donnerai » est redite la deuxième fois pour exprimer une autre caractéristique de l’eau vive : elle deviendra une source d’eau jaillissant en vie éternelle en celui qui la boit (cf. 4,14b). La réponse de Jésus vise donc la qualité de l’eau vive avec deux caractéristiques : (1) elle désaltère à jamais et (2) elle devient en celui qui la reçoit une source d’eau jaillissant en vie éternelle. Ainsi, Jésus répond implicitement à la femme qu’il est beaucoup plus grand que le patriarche Jacob. (Voir l’analyse sur « croire en Jésus et la vie éternelle » dans l’article « Jn 4,1-45 : Texte, contexte, structure et particularités).

Cependant, ces deux sortes d’eau ne se situent pas sur le même plan. Il n’y a d’opposition ou de substitution entre l’eau du puits et l’eau vive. Au contraire, l’eau vive est une métaphore de l’eau du puits. Ce dernier est d’ordre empirique et observable, tandis que l’eau vive est d’ordre symbolique et spirituel. L’eau du puits est indispensable pour la vie physique, tandis que l’eau vive est essentielle pour la vie éternelle. Cette distinction de sens se fait aussi pour la nourriture en 4,31-34. Il s’agit d’un rapport métaphorique entre ces deux sortes d’eau et de nourriture. Pour certains auteurs, l’eau vive symbolise le don de la révélation ; pour d’autres, le don de l’Esprit ; pour d’autres encore, les deux (la révélation et l’Esprit), (cf. Léon-Dufour*, I, ch. 1–4, 1988, 359 ; Gourgues, « Le sauveur du monde », 1982, 149). Pour nous, selon le contexte de la péricope 4,4-42, l’eau vive symbolise le don de la vie éternelle (cf. 4,14b.36b) qui sera offert à tous ceux qui croient en Jésus (cf. 4,39-42).

La révélation de Jésus en 4,13-14 concerne tous les hommes et dépasse le lieu géographique. En effet, Jésus s’adresse à tous en utilisant les pronoms qui ont une portée générale : « Quiconque boit de cette eau… » (4,13a), « qui boira de l’eau que je lui donnerai… » (4,14a) Désormais, l’eau vive n’est plus rattachée à un lieu géographique (le puits de Jacob) mais l’eau vive est offerte par Jésus lui-même. L’eau vive est donc donnée à tous. Celui qui boit l’eau vive offerte par Jésus devient en lui « une source d’eau jaillissant en vie éternelle » (4,14b). Le don de l’eau vive est donc universel. Du point de vue du narrateur, la promesse de Jésus est adressée au lecteur, le dialogue en privé entre Jésus et la femme est donc une invitation à tout lecteur au cours des siècles de venir à Jésus pour recevoir le don de l’eau vive.

Deux fois en 4,14, le futur du verbe « donner » (« Je donnerai (dôsô) ») renvoie à trois moments. (1) D’abord, dans le contexte de 4,4-42, le futur en 4,14 rejoint la révélation de Jésus sur « l’heure vient » en 4,21b.23a (2 fois). En particulier en 4,23a, Jésus dit à la femme : « Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » L’ensemble du récit 4,4-42 permet d’interpréter qu’en croyant en Jésus, les Samaritains reçoivent le don de l’eau vive et en conséquence accèdent à la véritable adoration du Père. (2) Ensuite, le futur du verbe « donner » en 4,14 renvoie à l’heure de la glorification sur la croix. Le don de l’eau vive et l’adoration du Père en esprit et en vérité atteignent leur plénitude après l’heure d’exaltation de Jésus sur la croix. Dans cette perspective, Jésus déclare à la foule en 6,51-52 : « 51 Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra pour toujours. Et même, le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde ». (3) Enfin, le futur du verbe « donner » en 4,14 renvoie au lecteur de l’Évangile au cours des siècles. La promesse de Jésus se réalisera du moment où le lecteur croit en lui et croit en sa parole. Ce don de l’eau vive est toujours disponible et toujours accessible pour le lecteur.

Le dialogue continue avec la demande de la femme en 4,15 : « Seigneur, donne-moi cette eau, afin que je n’aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser. » Cette dernière parole sur le thème de l’eau montre une certaine évolution dans la pensée de la femme. Au lieu de voir en Jésus un voyageur fatigué, elle reconnaît en Jésus un thaumaturge qui possède une sorte d’eau extraordinaire. Deux points méritent d’être soulignés : (1) d’abord, sa demande : « Seigneur, donne-moi cette eau » est une inclusion avec la demande de Jésus au début de la rencontre en 4,7 : « Donne-moi à boire ». Ce changement spectaculaire du demandeur en donateur et vice-versa est contenu dans la parole de Jésus adressée à la femme en 4,10. En demandant à Jésus l’eau vive, la femme reconnaît que même si Jésus n’a rien pour puiser (4,11a) il peut donner l’eau vive. (2) Ensuite, la deuxième partie de la parole de la femme : « …afin que je n’aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser » montre qu’elle n’a pas compris le sens de l’eau vive dont Jésus parle en 4,13-14. Elle demande l’eau vive pour éviter d’aller puiser l’eau du puits. Pour elle l’eau vive est une sorte d’eau magique et miraculeuse qui désaltère physiquement à jamais. Le but de la femme n’est pas d’avoir « l’eau jaillissant en vie éternelle » mais d’éviter le tourment de la soif corporelle. Selon le contexte du récit, on peut parler de trois sortes d’eau : l’eau du puits, l’eau vive dont Jésus parle, et l’eau magique dont pense la femme.

Le dialogue sur le thème de l’eau prend fin en 4,15. Pour le lecteur, la révélation de Jésus sur l’eau vive en 4,10.13-14 est sans ambiguïté. Ainsi, le narrateur a transmis au lecteur la révélation sur le don de l’eau vive, tandis que la femme reste dans le malentendu. Pour continuer le dialogue, Jésus change le sujet de discussion en 4,16.

        2. La vie privée de la femme et sa découverte (4,16-19)

Un bref échange entre Jésus et la femme sur sa vie privée est raconté en quatre versets 4,16-19 : « 16 Il [Jésus] lui [la femme] dit : “Va, appelle ton mari et reviens ici.” 17 La femme lui répondit : “Je n’ai pas de mari.” Jésus lui dit : “Tu as bien fait de dire : ‘Je n’ai pas de mari’, 18  car tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; en cela tu dis vrai.” 19 La femme lui dit : “Seigneur, je vois que tu es un prophète...” » Quel est le but de ce dialogue dans l’ensemble de la péricope 4,4-42 ?

Jésus répond à la demande de la femme : « Seigneur, donne-moi cette eau » (4,15a) par une autre demande : « Va, appelle ton mari et reviens ici » (4,16). Apparemment, il n’y pas de lien entre l’eau vive et le mari de la femme. Cependant, dans le contexte du récit, la requête de Jésus est la condition pour obtenir l’eau vive. Pourquoi Jésus demande à la femme une chose qu’il sait qu’elle n’en a pas (cf. 4,18) ? On ne peut pas interpréter que Jésus voudrait continuer l’échange avec la femme en présence de son mari, selon les mœurs de l’époque. En fait, Jésus lui demande une chose qu’elle ne peut pas satisfaire, mais elle peut parler de sa propre vie. Au lieu d’échanger, par exemple, sur la différence entre Juifs et Samaritains ; sur qui est plus grand que qui (Jacob ou Jésus) ? Qui a l’eau du puits et qui a l’eau vive ? Jésus propose à son interlocuteur de parler de la situation de sa vie.

Jésus confirme qu’elle est honnête et dit la vérité (4,18b) quand elle lui répond en 4,17 : « Je n’ai pas de mari ». Dans le contexte du récit, elle a bien réagi, puisqu’une femme samaritaine ne raconte pas en détail sa vie privée à un homme juif qu’elle a rencontré par hasard près d’un puits ! Cependant l’information : « Je n’ai pas de mari » est à préciser. Dans quel sens il faut comprendre cette réponse ? Dans ce contexte, la révélation de Jésus sur la véritable vie privée de la femme prend toute son importance. Le texte ne vise pas la situation maritale de la femme parce qu’elle est connue des gens de la ville. Ce qui est mis en relief est la connaissance mystérieuse de Jésus. C’est à cause de cela que la femme lui dit : « Seigneur, je vois que tu es un prophète... » (4,19).

La révélation de Jésus en 4,17b-18 contient des traits ironiques : d’une part, entre « pas de mari » (2 fois) et « cinq maris plus un homme », et d’autre part, entre le compliment de Jésus : « Tu as bien fait » (4,17b), « tu dis vrai » (4,18c) et la réponse de la femme : « Je n’ai pas de mari » (4,17a). Il est intéressant de noter que l’ironie dans la réponse de Jésus ne blesse pas la femme. Au contraire, la révélation de Jésus lui a permis de découvrir l’identité de Jésus (4,19) et d’entrer dans une discussion théologique sur les lieux d’adoration (4,20).

La parole de Jésus dévoile quelques traits de la vie de femme. Elle a une vie conjugale mouvementée. Avec cinq maris et un homme, elle mène une vie hors norme, marquée par plusieurs crises et la quête d’une vie stable. C’est une vie assoiffée qui cherche à s’épanouir. Dans cette perspective, le thème de l’eau vive rejoint la situation de la femme. L’eau vive qu’offre Jésus n’est pas pour éviter d’aller puiser l’eau au puits mais pour atteindre la plénitude de la vie en toute circonstance, même dans le cas extrême de cette femme. L’échange sur le thème de mari aide donc la femme à comprendre le sens du don de l’eau vive qu’elle n’a pas saisi en 4,15.

Le terme grec « anèr » (homme, mari), 8 fois dans l’Évangile, a deux sens : (1) « homme », 3 fois en 1,13.30 ; 6,10 et (2) « mari » 5 fois en trois versets (4,16.17a.17b.18a.18b). Ainsi le sens de « mari » du terme « anèr » n’est employé que dans la sous-unité littéraire 4,16-18. Notons que Jean Baptiste parle à ses disciples de sa relation avec Jésus en utilisant l’image nuptiale avec les termes : « l’épouse » (hè numphè) / « l’époux » (ho numphios) en 3,29 : « Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. » Dans l’Évangile de Jean, le terme « l’épouse » (hè numphè) apparaît une seule occurrence en, 3,29, et le terme « l’époux » (ho numphios), 4 fois en 2,9 ; 3,29a.29b.29c.

Le fait que la femme samaritaine a eu cinq maris a suscité plusieurs interprétations souvent sans fondement dans le récit. Voici trois hypothèses dont les arguments ne se retrouvent pas dans la péricope 4,4-42, c’est-à-dire ce sont des interprétations hors du contexte. 

(1) Il existe une interprétation qui porte sur la conduite de la femme. Les cinq maris montrent que cette femme mène une vie immorale et pécheresse (cf. Brown*, I, 171). Or la parole de Jésus en 4,17b-18 ne dit rien sur ce sujet. Au contraire, deux fois Jésus encourage la femme en lui disant : « Tu as bien fait » (4,17b), « tu dis vrai » (4,18c). Notons que le texte ne dit rien sur la circonstance de cinq maris de la femme. A-t-elle divorcé l’un après l’autre ou s’est-elle remariée quatre fois après chaque décès du mari ? Pour quelle raison celui qu’elle a maintenant n’est pas son mari ? C’est son propre choix d’avoir cinq maris ou est-elle sous contrainte ? Les données du récit ne permettent donc pas conclure qu’elle a mené une vie immorale et pécheresse. Avec les non-dits ci-dessus, le narrateur voudrait transmettre à son lecteur autre chose que le jugement moral sur cette femme.

(2) Une autre interprétation considère que les cinq maris de la femme symbolisent les divinités païennes dont parle le texte de 2 R 17. Après la chute du royaume du Nord en 722 av. J.-C., cinq tribus babyloniennes déportées en Samarie par le roi Sargon sont mentionnés en 2 R 17,24 : « Le roi d’Assyrie fit venir des gens de Babylone, de Kuta, de Avva, de Hamat et de Sepharvayim et les établit dans les villes de la Samarie à la place des Israélites ; ils prirent possession de la Samarie et demeurèrent dans ses villes. » Ces cinq tribus vénéraient sept divinités et adoptaient le culte de YHWH comme le rapporte en 2 R 17,29-32 : « 29 Chaque nation se fit ses dieux et les mit dans les temples des hauts lieux, qu’avaient faits les Samaritains ; chaque nation agit ainsi dans les villes qu'elle habitait. 30 Les gens de Babylone avaient fait un Sukkot-Benot, les gens de Kuta un Nergal, les gens de Hamat un Ashima, 31 les Avvites un Nibhaz et un Tartaq, et les gens de Sepharvayim brûlaient leurs enfants au feu en l'honneur d'Adrammélek et d'Anammélek, dieux de Sepharvayim. 32 Ils révéraient aussi Yahvé et ils se firent, en les prenant parmi eux, des prêtres des hauts lieux, qui officiaient pour eux dans les temples des hauts lieux. » Le texte de 2 R 17 parle de cinq tribus et avec eux sept divinités. Josèphe Flavius Ant. IX 288 (IX, XIV,3) en parle : « Les Chouthéens, transportés à Samarie, […] ces Chouthéens avaient emporté, peuplade par peuplade, chacun son dieu à Samarie, — il y en avait cinq, — et en révérant ces dieux selon la coutume de leur patrie, ils excitèrent la colère et l’indignation du Dieu suprême. » Selon cette interprétation, les cinq maris de la femme renvoient au syncrétisme des Samaritains, tandis que celui avec lequel la femme vit est une allusion à YHWH, Dieu d’Israël. (cf. Boismard et Lamouille*, III, 1977, 137 ; Léon-Dufour*, I, ch. 1–4, 1988, 362-363).

Cette hypothèse n’a pas d’appui dans le contexte de Jn 4,4-42 sur trois points : (1) d’abord, il n’existe aucune allusion au culte des divinités païennes chez les Samaritains dans la péricope 4,4-42. (2) Ensuite, la femme samaritaine s’enracine fermement dans la tradition du patriarche Jacob (4,12), « des pères » (4,20a) et dans l’attente du Messie (4,25). (3) Enfin, les échanges en 4,20-24 concernent le lieu d’adoration et non pas les divinités. (cf. Gourgues, « Le sauveur du monde », 1982, 149-150 ; Michaels*, 2010, 247; Zumstein*, Jn 1–12, 2014, 151).

(3) Il y a une lecture qui considère que la femme représente les Samaritains. À travers son parcours instable de sa vie de couple, Jésus se révèle comme l’époux messianique, suivant pour cela la même ligne que Jean Baptiste quand il dit en parlant de Jésus à ses disciples en 3,29 (cité plus haut). À nouveau, le contexte de la péricope 4,4-42 n’est pas favorable à cette interprétation. L’échange sur le thème de « mari » en 4,16-18 aboutit à la reconnaissance que Jésus est le prophète (4,19) et non comme l’époux messianique. (cf. Zumstein*, Jn 1–12, 2014, 151-152).

En somme, il vaut mieux éviter de s’aventurer dans des hypothèses pour expliquer les non-dits du texte. Si le narrateur ne donne pas d’informations sur tel ou tel sujet, cela veut dire qu’il voudrait que son lecteur se concentre sur le récit. Ainsi, l’échange sur la vie privée de la femme en 4,16-19 vise deux buts : d’abord, la connaissance mystérieuse de Jésus (4,17b-18), et ensuite, la découverte de la femme que Jésus est un prophète (4,19), c’est-à-dire le récit vise la reconnaissance du lecteur sur l’identité de Jésus.

Le titre prophète (prophètès) que la femme attribue à Jésus n’a pas d’article défini (cf. 4,44 ; 9,17). Ce titre désigne un homme envoyé par Dieu. Dans l’Ancien Testament, les prophètes sont les porte-paroles de Dieu. Ils annoncent la Parole de Dieu et disposent d’un certain savoir ou pouvoir (la guérison, faire des miracles). Le titre « un prophète » en 4,19 est à distinguer d’une figure eschatologique : « le prophète » de l’article (cf. 1,21.25 ; 6,14 ; 7,40.52) désignant « le prophète comme Moïse » en Dt 18,18 : « Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai, » dit le Seigneur à Moïse.

À première vue, le thème de « l’eau vive » n’a pas de lien avec le thème du « mari ». Cependant, dans l’enchaînement du récit, la discussion sur ces thèmes différents a un seul objectif : Jésus fait connaître à son interlocuteur le sens de l’eau vive et son identité. En effet, la révélation sur l’eau vive en 4,13-14 est sans ambiguïté pour le lecteur mais la femme ne comprend pas encore (4,15). L’échange au sujet de la vie conjugale de la femme permet à Jésus de lui révéler sa connaissance mystérieuse. Le fait que la femme reconnaît que Jésus est un prophète est à la fois un progrès de son côté et une réussite de Jésus dans sa pédagogie. Selon M. Gourgues, « Le sauveur du monde », 1982, 150, la brève discussion sur le thème de mari joue le rôle d’« écluse » : « Alors qu’aux versets 7-15 la conversation fonctionne à deux niveaux différents, les versets 16-19 permettent aux deux niveaux de se rejoindre et désormais ce sont les deux interlocuteurs qui parleront de Dieu. » Grâce à la découverte de la femme sur l’identité de Jésus en 4,19, elle devient donc une vraie partenaire du dialogue en 4,20-26.

        3. Les lieux et la manière d’adorer Dieu (4,20-24)

Dans le récit, la découverte de la femme sur l’identité de Jésus en 4,19 joue le rôle de transition. Ce verset est à la fois le résultat de l’échange sur le thème de mari et l’introduction à la discussion sur les lieux d’adoration. Dans la structure de la péricope 4,4-42, nous rattachons le verset 4,19 à l’unité 4,16-19 : échange sur la vie privée de la femme. Le verset 4,20 ouvre l’unité 4,20-24 : les lieux d’adoration. En fait, la parole de la femme recouvre les deux versets (4,19-20), mais 4,19 conclut ce qui précède et 4,20 introduit à ce qui suit.

Le fait que la femme parle à Jésus des lieux d’adorer Dieu en 4,20 n’est pas pour éviter le sujet délicat sur sa vie privée mais, en reconnaissant que Jésus est un prophète, elle lui adresse une question essentielle qui sépare les Juifs des Samaritains : « Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites : C’est à Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer » (4,20). Pour la femme, l’adoration rendue à Dieu est liée à la tradition des ancêtres : « nos pères » (hoi pateres hèmôn) et à un lieu précis : « sur cette montagne » (en tôi orei toutôi), c’est-à-dire sur le mont Garizim.

« Les pères » (hoi pateres) dans la parole de la femme (4,20b) renvoient au « père Jacob » qu’elle a comparé à Jésus en lui disant en 4,12a : « Serais-tu plus grand que notre père Jacob (tou patros hèmôn Iakôb). » Rappelons-nous que pour fixer le cadre de la péricope 4,4-42, le narrateur parle de « la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph » (4,5b) et « la source de Jacob » (4,6a). Les trois occurrences du nom « Jacob » (Iakôb) dans le quatrième Évangile se trouvent dans la péricope 4,4-42 (4,5.6.12). La femme emploie le terme « père » (patèr) deux fois (4,12.20) pour parler des patriarches. Ainsi, le dialogue porte sur les différences entre les lieux d’adoration (Garizim ou Jérusalem), sur le même Dieu (pour les Juifs et les Samaritains), c’est le même Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Comme nous l’avons dit, le problème du syncrétisme samaritain ne figure pas dans les discussions en 4,4-42.

Dans le livre de Deutéronome, Garizim est le mont de la bénédiction (Dt 11,29 ; 27,11-12 ; Jos 8,30-35). La tradition samaritaine identifie le mont Garizim, d’une part, avec le mont Moriyya où l’ange du SEIGNEUR empêchait Abraham d’immoler son fils Isaac (Gn 22,2-14), et d’autre part, avec Bethel où Jacob avait eu la vision d’une échelle reliant le ciel et la terre (Gn 28,10-22), cf. Boismard et Lamouille*, III, 1977, 142. Le culte sur le mont Garizim « se fondait sur le texte de Dt 27,4-8, que les Samaritains lisaient en remplaçant “Ébal” par “Garizim” » (Boismard et Lamouille*, III, 1977, 142). Selon Flavius Josèphe, A.J. XI 8,2-4, Sanballat a construit un temple pour les Samaritains sur le mont Garizim, et a institué leurs propres prêtres, comme rivaux de ceux des Juifs à Jérusalem. La tension entre les Juifs et les Samaritains a conduit à la destruction du temple de Garizim par Jean Hyrcan Ier (108 av. J.-C.). Au moment de la rencontre entre Jésus et la femme samaritaine, le temple sur le mont Garizim a été détruit mais cette montagne reste le « haut lieu » des Samaritains qui adorent Dieu en se tournant vers cette montagne sainte. (Cf. l’article : La topographie en Jn 4,1-43 : Samarie, Sychar, le puits de Jacob et le mont Garizim).

Quant à Jérusalem, c’est la capitale du royaume de Juda. Comme lieu d’adoration, la femme samaritaine met en parallèle le mont Garizim et le Temple de Jérusalem. Ce dernier est construit sur une colline que la tradition judéenne identifie avec le mont Moriyya (2 Ch 3,1). Sur cette colline, le premier Temple est détruit en 587 av. J.C., par Nabuchodonosor II (2 R 25,1-21 ; 2 Ch 36,17-21 ; Jr 52,1-34). Le second Temple a été construit entre 537–515 av. J.-C., puis il a été agrandi par Hérode le Grand et ses successeurs entre le Ier siècle av. et le Ier siècle ap. J.-C. Ce Temple a été détruit en 70 ap. J.-C. par Titus. (Cf. article Jn 2,13-22: Jésus et le Temple de Jérusalem).

La réponse de Jésus au sujet du lieu d’adoration, en quatre versets (4,21-24), est une révélation importante qui permet de résoudre le différend entre les Juifs et les Samaritains sur leur lieu d’adoration. L’unité littéraire 4,20-24 est structurée en parallèle A, B, A’, B’.



Au verset 4,20 (A), la femme parle selon le point de vue des Samaritains (nos pères) et des Juifs (vous) décrivant une situation du passé et du présent. Dans la réponse en 4,21 (B), Jésus réfute ces deux points de vue : « ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (4,21b). Le pronom « vous » dans ce verset inclut donc à la fois les Samaritains (« ni sur cette montagne ») et les Juifs (« ni à Jérusalem »). Ainsi, Jésus se place donc en dehors de la rivalité concernant les lieux d’adoration. En réalité, l’adoration et le culte doivent se dérouler dans un lieu ; cependant la définition des véritables adorateurs en 4,23-24 (B’) permet d’élargir le lieu d’adoration à l’infini en incluant ainsi le mont Garizim et le Temple de Jérusalem. En refusant les deux lieux physiques (Garizim et Jérusalem), Jésus change le niveau d’argumentation. L’essentiel est la manière d’adorer Dieu et cette adoration ne se limite pas à un lieu géographique. C’est-à-dire la véritable adoration peut se passer partout. Notons que la femme emploie 2 fois le verbe « adorer » en 4,20a.20b sans préciser l’objet du verbe, sous-entendu « adorer Dieu » ; tandis que Jésus parle explicitement d’« adorer le Père » (4,21b.23b), il se présente donc comme Fils. Pour Jésus adorer Dieu (4,24) est adorer son Père. Cela n’est possible que si l’on croit en celui que le Père a envoyé dans le monde (cf. 4,34b).

L’invitation de Jésus adressée à la femme en 4,21a contient deux aspects du verbe : (1) un élément du présent : « Crois-moi (pisteue moi), femme » (le verbe « croire » (pisteuô) est à l’impératif présent) et (2) un l’élément du futur : « l’heure vient (erkhetai hôra) » (le verbe « venir » (erkhomai) est au présent). C’est donc le futur proche qui est accessible dès maintenant comme Jésus le précise en 4,23a : « L’heure vient (erkhetai hôra) – et c’est maintenant (nun estin). » L’expression « Crois-moi (pisteue moi) » est à la fois une introduction à une révélation importante et une invitation à croire en la parole de Jésus comme il le dit aux disciples en 14,11a : « Croyez-m’en ! (pisteuete moi hoti) Je suis dans le Père et le Père est en moi. »

En 4,22 (A’), Jésus dit à la femme : « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. » Ce verset contient cinq points à préciser : les déclarations concernant les pronoms « vous » et « nous », le verbe « connaître », « le salut » et l’appellation « les Juifs » :

(1) Le pronom « vous » vise en premier lieu les Samaritains puis les Juifs puisque ces derniers adorent Dieu à Jérusalem et s’opposent aux Samaritains. Le pronom « vous » renvoie donc à ceux qui rattachent l’adoration à un lieu, que ce soit les Samaritains (le mont Garizim), ou les Juifs (le Temple de Jérusalem).

(2) Le pronom « nous », prononcé par Jésus lui-même en 4,22b est une particularité du quatrième Évangile. Dans son contexte, ce « nous » représente Jésus et ses disciples. Ainsi, en s’identifiant aux croyants, Jésus parle à la place de la communauté des disciples. Nous trouvons une parole parallèle dans le dialogue avec Nicodème à Jérusalem. Jésus dit à ce notable des Juifs en 3,11 : « En vérité, en vérité, je te le dis, nous parlons de ce que nous savons et nous attestons ce que nous avons vu ; mais vous n’accueillez pas notre témoignage. »

(3) La différence entre « vous » et « nous » en 4,22 est exprimée par le verbe « connaître » (oida). Dans la même perspective, Jésus dit aux Juifs quand il enseigne au Temple de Jérusalem en 7,28b-29 : « 28b Vous me connaissez (oidate) et vous savez (oidate) d’où je suis ; et pourtant ce n’est pas de moi-même que je suis venu, mais celui qui m’a envoyé est véridique. Vous, vous ne le connaissez pas (ouk oidate). 29 Moi, je le connais (oida), parce que je viens d’auprès de lui et c’est lui qui m’a envoyé. » Aux Pharisiens, Jésus leur dit en 8,19b : Vous ne connaissez (oidate) ni moi ni mon Père ; si vous me connaissiez (èideite), vous connaîtriez (èideite) aussi mon Père. » Ainsi, la parole de Jésus adressée à la femme samaritaine en 4,22a : « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas (ouk oidate) » vise à la fois les Samaritains et les Juifs. Le « vous » en 4,22 renvoie au « vous » en 4,21 lequel inclut le point de vue des Samaritains ainsi que le point de vue des Juifs sur le lieu d’adoration (cf. plus haut).

(4) Cependant, Jésus et les disciples sont juifs. Dieu, le Père de Jésus, celui qui l’a envoyé dans le monde, est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Jésus rappelle à la femme samaritaine que « le salut vient des Juifs » (4,22c) cependant le salut est destiné à tous. Jésus se présente donc en continuité avec l’histoire du salut. Il est venu pour accomplir la promesse de Dieu révélée par Jésus lui-même en 3,16 : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, l’Unique-Engendré, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. »

(5) L’appellation « les Juifs (hoi Ioudaioi) » en 4,22c désigne le peuple élu dans son ensemble et non les autorités qui sont hostiles à Jésus et qui cherchent à le tuer tout au long de sa vie publique. Ce groupe d’opposants à Jésus est nommé aussi « les Juifs » (cf. 5,18 ; 7,1.15 ; 8,37.40…). Dans l’ensemble du quatrième Évangile, l’appellation « les Juifs (hoi Ioudaioi) » a une nuance ironique. En effet, Jésus déclare que « le salut vient des Juifs (tôn  Ioudaiôn) » (4,22c). Cependant, ce sont « les Juifs (hoi Ioudaioi) » qui demandent à Pilate de crucifier Jésus (19,14-15) et ce dernier est mort sur le motif : « le roi des Juifs (tôn  Ioudaiôn) » (19,19). Il est nécessaire d’étudier l’appellation « les Juifs » dans son contexte littéraire pour cerner le sens.

Deux éléments indiquent le parallèle entre 4,21 (B) et 4,23-24 (B’) : (1) d’abord, le verset 4,21 (B) est une parole négative. Jésus détache l’action d’adorer à un lieu. Tandis que les versets 4,23-24 est une affirmation concernant la manière d’adorer le Père et les véritables adorateurs. (2) Ensuite, l’expression « l’heure vient » se trouve en B (4,21) et B’ (4,23-24). En se référant à « nos pères » (4,20a), la femme place l’adoration dans une tradition issue du passé. Tandis que Jésus place l’adoration dans le futur : « l’heure vient » (4,21b ; 4,23a). Ces deux dimensions du temps (le passé et le futur) sont connectées au présent. Pour la femme, la différence du lieu d’adoration est une réalité du présent (cf. 4,20). Quant à Jésus, il dit : « L’heure vient – et c’est maintenant – » (4,23a).

La révélation de Jésus en 4,23-24 contient plusieurs sujets. Ces quatre points méritent d’être analysés : (1) une heure vient (4,21a.23a), (2) les véritables adorateurs et la recherche du Père (4,23b), (3) la manière d’adorer Dieu : « en esprit et en vérité » (4,23b.24b), (4) la définition : « Dieu est esprit » (4,24a).

(1) « Une heure vient » (4,21a.23a). Dans l’Évangile de Jean, l’expression « l’heure vient », littéralement : « une heure (sans article) vient (erkhetai hôra) » (4,21.23) est à distinguer avec l’heure (avec article) de Jésus désignant son heure de glorification sur la croix (2,4 ; 7,30 ; 8,20…). « Une heure vient » en 4,21.23 renvoie donc à l’heure où la manifestation de l’amour de Dieu sera accomplie dans le monde. Cette heure eschatologique permet de dépasser les différends entre les Juifs et les Samaritains et de faire participer tout homme à la véritable adoration du Père.
L’expression « l’heure vient – et c’est maintenant (erkhetai hôra nun estin) » en 4,23a est paradoxale parce qu’elle lie deux dimensions inassimilables du temps : le futur et le présent. Jésus en parle aussi aux Juifs en 5,25 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient – et c’est maintenant – (erkhetai hôra nun estin) où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront. » En fait, l’expression paradoxale « l’heure vient (le futur) – et c’est maintenant – (le présent) » exprime bien une caractéristique de « l’heure eschatologique ». Cette heure est inaugurée avec la mission de Jésus dans le monde et elle est là, jusqu’à la fin des temps. Dans cette perspective, pour l’auditeur dans le récit, « une heure vient » (le futur) mais c’est maintenant (le présent) que s’impose la décision de croire en Jésus pour accéder à la véritable adoration. Pour le lecteur postpascal, l’heure eschatologique est déjà là et en même temps elle vient toujours. L’acte de la lecture correspond au présent pour le lecteur, et c’est dès à présent qu’il faut croire en Jésus pour devenir le véritable adorateur.

Cette relation dynamique entre le futur et le présent est soulignée dans le récit. En effet, dans l’échange avec la femme samaritaine en 4,20-26 et celui avec les disciples en 4,35-36, le verbe « venir » (erkhomai) est employé pour annoncer la venue de « l’heure » (4,21.23), celle du Messie (4,25) et celle de la moisson (4,35). Chacune de ces venues est marquée par sa réalisation dans le présent : « l’heure vient » et « c’est maintenant » (4,23) ; « le Messie doit venir » (4,25a) et « c’est Moi, celui qui te parle », dit Jésus (4,26) ; « Encore quatre mois et vient la moisson » et « les champs sont blancs pour la moisson » (4,35).

(2) Les véritables adorateurs et la recherche du Père (4,23b). Au lieu de fixer sur un lieu, Jésus se concentre sur la relation interpersonnelle entre l’adorateur et le Père. Il dit à la femme en 4,23b : « Les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». Le verset suivant (4,24) confirme cette manière d’adorer par une définition : « Dieu est esprit » (4,24a) et par l’insistance sur l’adorateur : « ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer » (4,24b). L’autre mouvement relationnel vient de l’action du Père. Le Père cherche les véritables adorateurs (4,23c) pour les faire entrer dans la communion avec Lui. La recherche des véritables adorateurs du Père exprime son amour pour l’humanité, amour que Jésus révèle en 3,16 (cité plus haut). Ainsi, pour répondre au grand amour du Père, la vraie adoration commence par la décision de croire en Jésus, comme le font les Samaritains (cf. 4,39-42). Dans cette perspective, devenir le véritable adorateur est à la portée de tout homme sans distinction. La quête de véritables adorateurs du Père renvoie à la mission de Jésus. En effet, dans l’ensemble de la péricope 4,4-42, la mission de Jésus en Samarie résulte en une moisson abondante. Jésus réalise la volonté de son Père (cf. 4,34) en faisant des hommes devenir les véritables adorateurs.

En ce qui concerne l’adorateur, notons que le verbe grec « dei » (devoir) en 4,24b : « … qu’ils doivent (dei) adorer » souligne l’importance de l’expression « en esprit et en vérité » (2 fois en deux versets : 4,23b.24b). Cette adoration n’est pas une option mais elle est nécessaire pour entrer dans la communion avec Dieu. C’est la même nécessité exprimée par le verbe « devoir » (dei) dans la parole de Jésus adressée à Nicodème en 3,7b : « Il vous faut (dei) naître d’en haut. »

(3) La manière d’adorer Dieu : « en esprit et en vérité » (4,23b.24b). La version BiJér, 2000, rend l’expression grecque « en pneumati kai alètheiai » par « en esprit et en vérité », littéralement : « en esprit et vérité » (cf. TOB, 12e éd.). La préposition « en » devant le terme « vérité » est sous-entendue dans le texte grec. Est-ce que le terme « pneuma » (esprit) en 4,23b.24b désigne l’Esprit Saint ? Nous trouvons l’expression « en esprit » (en pneumati) sans article désignant l’Esprit Saint dans le témoignage de Jean Baptise en 1,33d : « C’est lui [Jésus] qui baptise dans l’Esprit Saint (en pneumati hagiôi). » Le terme « pneuma » sans article désignant l’Esprit (Saint) se trouve aussi en 7,39 ; 20,22, tandis que les deux occurrences « i pneumati » avec article en 11,33 et 13,21 désignent l’esprit de Jésus et non l’Esprit Saint.

Le parallèle entre 3,33d : « dans l’Esprit Saint » (en pneumati hagiôi) et 4,23b : « en esprit » (en pneumati) permet de comprendre qu’« adorer Père en esprit » veut dire adorer le Père en Esprit Saint. La préposition grecque « en », traduisant en français par « en » a le sens de « grâce à », « sous inspiration de ». Jésus révèle l’activité du Paraclet (paraclètos) qui est identifié à  l’Esprit Saint (to pneuma to hagion) et à l’Esprit de vérité (to penuma tès alètheias) dans les ch. 14–16. Mais au ch. 4, « adorer en Esprit » renvoie à « naître de l’Esprit » (3,6b.8c), c’est-à-dire de croire en Jésus. Ainsi, adorer le Père en Esprit implique l’inhabitation dans l’Esprit. Dans cette perspective, « adorer le Père en Esprit » contient une dimension à la fois personnelle, communautaire et ecclésiale.

Quant au terme « alètheia » (vérité) dans l’expression « en esprit et vérité » (4,23.24), il doit être interprété dans le contexte de l’Évangile de Jean. « La vérité » (hè alètheia) est un grand thème johannique. Le narrateur déclare dans le Prologue en 1,17 : « Car la Loi fut donnée par l’entremise de Moïse ; la grâce et la vérité (hè kharis kai hè alètheia) advinrent par l’entremise de Jésus Christ. » Jésus déclare qu’il disait la vérité (8,45) et qu’il était venu pour rendre témoignage à la vérité (18,37). Il révèle aux disciples en 14,6 : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père sinon par moi. » Jésus s’identifie lui-même à la vérité. On peut comprendre la vérité en 4,23.24 ainsi : pour adorer le Père en « vérité », il est nécessaire de connaître la vérité. Cette connaissance est accordée au disciple à condition qu’il demeure dans la parole de Jésus. Ce dernier dit aux Juifs en 8,31-32 : « 31 Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples 32 et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera. »

Dans cette perspective, le terme « vérité » dans « adorer le Père en vérité » renvoie à la fois à la parole de Jésus (cf. 8,45 ; 18,37) et à Jésus lui-même (cf. 8,32 ; 14,6). L’action d’« adorer le Père en vérité » s’enracine donc dans l’enseignement de Jésus et en sa personne. Cette adoration n’est possible que pour ceux qui croient en Jésus, demeurent dans sa parole (cf. 8,31) et demeurent en lui (cf. 15,7). L’expression « adorer le Père en esprit et vérité » dans le contexte de l’Évangile est donc inséparable de naître d’eau et d’Esprit (3,5). C’est une adoration guidée par l’Esprit de vérité et illuminée par la révélation de Jésus. Cette véritable adoration implique une inhabitation réciproque et une communion interpersonnelle entre le croyant avec Jésus, le Père et l’Esprit Saint.

(4) Le verset 4,24 explique la manière d’adorer le Père révélée en 4,23b par une définition en 4,24a : « Dieu est esprit (pneuma ho theos) » (4,24a). Cette définition éclaire l’action d’adorer en 4,24b : « et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer. » Dans le contexte de 4,23-24, la définition « Dieu est esprit » sert à préciser la manière d’adorer : « en esprit et en vérité ». Puisque Dieu est esprit, il faut donc adorer Dieu en esprit et en vérité.

L’expression « Dieu est esprit » renvoie à d’autres définitions de Dieu dans la première épître de Jean : « Dieu est Lumière » (1 Jn 1,5b) ; « Dieu est Amour » (1 Jn 4,8b.16c). Ces définitions expriment la manifestation de Dieu à l’homme. Le terme « pneuma » (esprit) » dans la phrase « Dieu est esprit » en Jn 4,24a souligne le caractère invisible de Dieu comme le narrateur le dit en 1,18a : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils Unique-Engendré, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître. » En 6,46, Jésus dit à la foule : « Non que personne ait vu le Père, sinon celui qui vient d’auprès de Dieu : celui-là a vu le Père. » Personne n’a vu Dieu, mais Dieu noue une relation avec l’homme en envoyant son Fils dans le monde. Jésus, le Fils Unique-Engendré, fait connaître au monde l’amour de Dieu et révèle aux hommes la véritable manière d’adorer Dieu. Dans le contexte de discussion sur les lieux d’adoration en 4,20-24, la révélation « Dieu est esprit » permet à la fois de ne pas fixer l’adoration dans un lieu et d’ouvrir à l’infini l’espace et le temps pour adorer Dieu, et surtout, de mettre en relief la véritable manière d’adorer : adorer le Père en esprit et en vérité.

        4. Le Messie (4,25-26)

La réponse de Jésus sur la manière d’adorer le Père annonce l’heure eschatologique : « Mais l’heure vient – et c’est maintenant – » (4,23a). Cette heure implique l’arrivée du Messie. Ainsi, la femme parle à Jésus de l’attente du Messie en 4,25 : « Je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, il nous dévoilera tout. » Cette parole contient trois idées : (1) l’arrivée du Messie dans l’avenir : « Je sais que le Messie doit venir » (4,25a), (2) l’appellation du Messie en grec : « celui qu’on appelle Christ » (4,25b), (3) le rôle du Messie : « il nous dévoilera tout » (4,25c).

(1) L’arrivée du Messie dans l’avenir (4,25a). La réponse de Jésus sur la manière d’adorer Dieu est nouvelle pour la femme. Cette adoration est placée à la fois dans le futur (l’heure vient) et dans le présent (c’est maintenant). C’est dans ce contexte de l’heure eschatologique que la femme parle à Jésus de son attente du Messie en 4,25. Les deux sujets : l’heure eschatologique et l’attente messianique vont ensemble. Il est étonnant que la femme ne dit rien sur la manière d’adorer le Père en esprit et en vérité. En fait, le narrateur vise le lecteur. C’est au lecteur de tenir compte de la révélation de Jésus sur « les véritables adorateurs ». Le dernier échange sur thème du Messie se fait de la même manière. Le récit communique au lecteur que les Samaritains attendent le Messie (4,25) et que Jésus s’identifie au Messie dont parle la femme (4,26). La révélation de Jésus en 4,26 rend présente l’attente de la femme en 4,25.

(2) L’appellation « Messie » en grec : « Christ » (4,25b). Nous avons présenté le titre Messie (Christ) dans l’article « Jn 4,1-45 : Texte, contexte, structure et particularités ». Notons que le contexte du récit 4,4-42 insiste sur la différence entre les Juifs et les Samaritains (4,9) ; cela permet de conclure que la notion du Messie est différente entre l’attente des Juifs (cf. 1,41) et celle des Samaritains (4,25). En même temps, l’explication « celui qu’on appelle Christ » permet de faire le lien avec le titre « Christ » dans l’Évangile (cf. analyse dans l’article ci-dessus).

(3) Le rôle du Messie : « il nous dévoilera tout » (4,25c). Au début du verset 4,24, la femme parle en « je » : « Je sais (oida) que… » (4,25a), puis en « nous » : « il nous (hèmin) dévoilera » (4,25c). Certains manuscrits (P66c a2 L N f13 33…) voudraient harmoniser ce « nous » avec le « je » en écrivant : « Nous savons (oidamen) que… » (4,25a). Le verbe « anaggellô », formé par le préfix « an- » et le verbe « aggellô » (annoncer), expriment la même idée. Le verbe « anaggellô » a le sens d’« annoncer à nouveau », « communiquer », « révéler », « dévoiler ». Le verbe « aggellô » (annoncer) apparaît en une seule occurrence dans l’Évangile en 20,18 : « Marie de Magdala vient annoncer (aggellousa) aux disciples : “J’ai vu le Seigneur” et qu’il lui a dit cela. » Le rôle du Messie (Christ) est donc de dévoiler aux hommes le dessein de Dieu. Cela correspond à la mission de Jésus dans l’Évangile.

En 4,26, la réponse solennelle de Jésus par l’expression « egô eimi » (moi, je suis) prend fin après le long dialogue avec la femme (4,7-26, 20 versets). La révélation de Jésus sur son identité en 4,26 : « C’est Moi (egô eimi), celui qui te parle (ho lalôn soi) » renvoie au début du dialogue, quand il dit à la femme en 4,10a : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire… » La femme a reconnu que Jésus est un prophète en 4,19, mais elle n’est pas en mesure de découvrir d’elle-même que Jésus est le Messie. C’est Jésus lui-même qui dévoile son identité. Ainsi, tout au long du dialogue, Jésus se présente comme le Révélateur par excellence. Il révèle le don de l’eau vive, la vie privée de la femme, la véritable adoration du Père et le Messie (le Christ) attendu. Dans le contexte du dialogue avec la femme (4,7-26), Jésus lui-même se présente comme le don de Dieu et sa parole révèle le dessein d’amour du Père pour l’humanité (cf. 3,16).

L’identification de Jésus avec le Messie (le Christ), devant une femme samaritaine, sur le territoire de la Samarie, est un contraste avec l’ensemble de l’Évangile. En effet, le narrateur parle de Jésus avec le titre Jésus Christ en 1,17 (cf. 20,31b). Pour les disciples, Jésus est le Messie, le Christ (1,41). Cependant, les gens de Jérusalem ne savent pas que Jésus est le Christ. Ils disent entre eux en 7,25b-27 : « 25b N’est-ce pas lui qu’ils cherchent à tuer ? 26 Et le voilà qui parle ouvertement sans qu’ils lui disent rien ! Est-ce que vraiment les autorités auraient reconnu qu’il est le Christ ? 27 Mais lui, nous savons d’où il est, tandis que le Christ, à sa venue, personne ne saura d’où il est. » En particulier, à la fin de la mission de Jésus, les Juifs lui demandent en 10,24b : « Jusqu’à quand vas-tu nous tenir en haleine ? Si tu es le Christ, dis-le-nous ouvertement. » Jésus leur répond en 10,25a : « Je vous l’ai dit, et vous ne croyez pas. » Dans l’Évangile, Jésus ne déclare pas devant les Juifs qu’il est le Messie comme dans le cas de 4,25-26. En tous cas, ceux qui croient en Jésus reconnaissent qu’il est le Christ (7,41). Cependant, les Juifs n’acceptent pas qu’on dit que Jésus est le Christ comme dans le cas des parents de l’ancien aveugle-né. Le narrateur relate en 9,22 : « Ses parents dirent cela [cf. 9,20-21] parce qu’ils avaient peur des Juifs ; car déjà les Juifs étaient convenus que, si quelqu’un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait exclu de la synagogue. » Ainsi, Jésus se manifeste comme le Christ mais les Juifs ne croient pas en lui et ne reconnaissent pas qu’il est le Messie (le Christ).

L’expression « egô eimi » a le sens de « moi, je suis » ou « c’est moi » selon le contexte. Cette expression prononcée par Jésus est une particularité de la théologie johannique. Il y a trois constructions de l’expression « egô eimi » dans le quatrième Évangile : (1) « egô eimi » avec un attribut explicite, par exemple, Jésus déclare que « moi, je suis le pain de vie (6,35.41.48.51), « moi, je suis la lumière du monde » (8,12, cf. 9,5; 12,46), « moi, je suis le bon pasteur (10,11.14), etc. ; (2) « egô eimi » sert à identifier le locuteur, par exemple, Jésus dit à la femme samaritaine à propos du Messie : « C’est Moi (egô eimi), celui qui te parle » (4,26). En 6,20, Jésus dit à ses disciples quand il marchait sur le lac de Tibériade : « C’est moi (egô eimi). N’ayez pas peur. » En 18,5, Jésus dit aux gens qui viennent pour l’arrêter : « C’est moi (egô eimi) », etc. ; (3) « egô eimi » à l’état absolu (8,24.28.58 ; 13,19) désignant l’identité divine de Jésus. Il dit aux Juifs en 8,28a : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Moi, Je Suis (egô eimi). » Dans l’Ancien Testament, « egô eimi » désigne le Nom divin de YHWH (cf. Is 41,2-4 ; 43,10-13; 46,4...; Ex 3,14). En Jn 4,26, « egô eimi » de Jésus sert à identifier lui-même au Messie dont parle la femme, en même temps cette expression johannique fait allusion à la révélation dans les deux autres utilisations d’« egô eimi » avec un attribut et à l’état absolu. (Cf. l’article : « “Je Suis” (egô eimi) dans l’Évangile de Jean »).

Le dialogue avec la femme prend fin avec la révélation de Jésus sur son identité de Messie (Christ). Dans l’ensemble du dialogue, Jésus révèle plusieurs aspects de son identité : il peut donner l’eau vive jaillissant en vie éternelle (4,14b) ; il connaît « ce qu’il y avait dans l’homme » (2,25b ; cf. 1,47-48 ; 4,17-18) ; il a autorité pour révéler la véritable adoration du Père ; il est le Messie attendu. La femme samaritaine a entendu toutes ces révélations, révélations qui la poussent à se mettre en action comme raconte le narrateur en 4,28 : « La femme alors laissa là sa cruche, courut à la ville et dit aux gens… »

    C. 4,27-30. La transition : le départ et les arrivées

L’unité littéraire 4,27-30 joue le rôle de transition. Cette unité est à la fois la conclusion du dialogue qui précède et l’introduction à ce qui suit. Nous abordons dans cette partie quatre points : (1) les personnages du récit, (2) l’omniscience du narrateur, (3) « laisser la cruche, s’en aller à la ville et dire aux gens… » (4,28), et (4) « venez voir un homme… » (4,29a).

        1. Les personnages du récit (4,27-30)

L’unité littéraire 4,27-30 est une transition entre les trois rencontres. D’abord, les disciples partis en ville pour acheter la nourriture en 4,8 sont maintenant revenus (4,27). Ensuite, les versets 4,28-29 marquent à la fois la fin du dialogue avec la femme et son action comme le résultat de l’échange avec Jésus en 4,7-26. Enfin, les gens de la ville de Sychar se mettent en route pour venir à Jésus (4,30). Après l’échange entre Jésus et les disciples en 4,31-38, la rencontre avec les gens de la ville sera rapportée en 4,39-42. Le chassé-croisé entre la femme et les disciples (4,7-8.27-28) montre que les deux premières rencontres sont d’ordre privé, d’abord avec la femme, puis avec les disciples. Ainsi, l’arrivée de la femme en 4,7 coïncide avec le départ des disciples (4,8) et inversement, l’arrivée des disciples en 4,27 s’enchaîne avec le départ de la femme (4,28).

L’étonnement des disciples en 4,27b renvoie à la réaction de la femme en 4,9. La différence est que la femme parle à Jésus en 4,9 : « Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? », tandis que les disciples ne disent rien à Jésus. Le verbe « parler » (laleô) dans l’expression « qu’il [Jésus] parlât (elalei) à une femme » (4,27b) fait allusion à la parole de Jésus à la fin du dialogue en 4,26 : « C’est Moi, celui qui te parle (ho lalôn). » De cette manière, le récit met en relief le choix de Jésus d’aller au-delà des conventions sociales pour révéler à la femme, et à travers elle, au lecteur et à tout homme, le don Dieu et son identité. Le comportement inaccoutumé de Jésus montre qu’il n’y a pas de différence entre l’homme et la femme, entre les Samaritains et les Juifs en ce qui concerne la révélation du salut. L’étonnement de la femme (4,9) et celui des disciples (4,27) placent ces personnages au côté des hommes, tandis que Jésus se place du côté de Dieu, il est l’envoyé de Dieu et fait la volonté du Père (4,34).

        2. L’omniscience du narrateur (4,27)

Le narrateur avec son omniscience dans le récit raconte au lecteur deux paroles non-dits des disciples en 4,27b.47c : « Pourtant pas un ne dit : “Que cherches-tu ?” Ou : “De quoi lui parles-tu ?” » Jésus n’entend pas ces questions mais le lecteur les sait. Les disciples sont absents du dialogue entre Jésus et la femme mais le lecteur a tout suivi des échanges entre eux. En réalité, en rapportant ces deux questions, le narrateur veut rappeler au lecteur le but et le contenu de l’échange entre Jésus et la femme. Le lecteur peut donc répondre à ces deux questions grâce aux éléments contenus dans le récit.

« Que cherches-tu ? » (4,27b) d’abord. Que cherche Jésus dans le dialogue avec la femme ? Quel est son objectif ? Le verbe « chercher » (zèteô) apparaît en 2 occurrences dans la péricope 4,4-42 (4,23b.27b). En 4,23, Jésus dit à la femme : « Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche (zètei) le Père. » Le Père est le sujet du verbe « chercher » (zèteô). Le Père cherche les véritables adorateurs. Pour Jésus, le but de sa présence en Samarie est « de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin » (4,34b), dit-il à ses disciples. Ainsi, en révélant à la femme « le don de Dieu » et « son identité » (cf. 4,10), Jésus est à la recherche des véritables adorateurs pour son Père. La réussite de la mission de Jésus en Samarie se traduit par la foi des gens de la ville de Sychar présentée en 4,39-42. Cette mission est en outre définie par Jésus quand il s’adresse aux Pharisiens en 10,16 : « J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos ; celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma voix ; et il y aura un seul troupeau, un seul pasteur. »

« De quoi lui parles-tu ? » (4,27c) ensuite. Dans le dialogue avec la femme, Jésus la guide pas à pas en vue de la reconnaissance du don de Dieu et de l’identité de Jésus. Au début de la rencontre, Jésus manifeste son humanité en demandant à la femme : « Donne-moi à boire » (4,7b), puis toute de suite, il entame le dialogue en 4,10 : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire… ». Le but du dialogue est donc de faire connaître à la femme et au lecteur le don de Dieu et qui est Jésus. Nous avons analysé plus haut les thèmes du dialogue : l’eau vive (4,7-15), la connaissance mystérieuse de Jésus, la découverte de la femme que Jésus est un prophète (4,16-19), la révélation de Jésus sur l’adoration (4,20-24) et son identification avec le Messie (le Christ) en 4,25-26.

Les questions non-prononcées des disciples à Jésus : « Que cherches-tu ? » et « De quoi lui parles-tu ? » visent donc le lecteur. Ces questions rappellent au lecteur le contenu du dialogue entre Jésus et la femme. C’est un dialogue qui permet de comprendre à la fois la révélation de Jésus dans sa rencontre avec les disciples en 4,31-38 et ce qui se passera dans la rencontre avec les Samaritains en 4,39-42. 

        3. « Laisser la cruche, s’en aller… et dire… » (4,28)

Le narrateur décrit l’action de la femme en 4,28 : « La femme alors laissa là sa cruche, courut [s’en alla] à la ville et dit aux gens. » L’enchaînement des trois verbes : (1) « laisser » (aphièmi), (2) « s’en aller » (aperkhomai) et  (3) « dire » (legô) mérite d’être signalé.

(1) Le verbe « aphièmi » a le sens de « laisser », « abandonner », « quitter ». Le fait que la femme laisse sa cruche indique un changement : elle est venue pour puiser l’eau (4,7), maintenant elle laisse sa cruche au puits et retourne en ville. Le fait de laisser sa cruche permet à la fois de se déplacer plus vite en ville et de signaler qu’elle reviendra ensuite pour la reprendre. Ce changement d’attitude de la femme est le résultat de la rencontre avec Jésus. Elle n’est plus dans le registre de remplir la tâche quotidienne. Au lieu de puiser l’eau du puits, elle se hâte d’aller en ville pour annoncer aux gens la présence de Jésus.

(2) Le verbe « aperkhomai » a le sens de « s’en aller », « s’en retourner ». La Bible de Jérusalem, 2000, a choisi la variante « courir » (trekhô) au lieu de « s’en aller » (aperkhomai) en 4,28b. Boismard et Lamouille*, III, 1977, 128, argumente : « Au v. 28, au lieu de « s’en alla » (apèlthen) il faut lire “courut” (edramen), avec SyrSin, Tatien, Chrysostome, Nonnos et Augustin, soutenus par un témoin du texte Césaréen (Thêta) qui a la leçon double “s’en alla en courant”. Le changement de “courut” en “s’en alla” fut effectué par un scribe ; en Orient, en effet, il est malséant pour une femme de courir en présence d’hommes. Le choix que nous faisons ici sera confirmé par le parallélisme entre le présent récit et l’histoire du mariage de Rébecca raconté en Gn 24. » Nous ne suivons pas cette hypothèse pour deux raisons : (a) La raison du changement de « courut » en « s’en alla » n’est pas assurée puisqu’il pourrait y avoir un changement de « s’en alla » en « courut » pour s’accorder avec Gn 24. (b) Les éditions critiques (NTG-28th éd., GNT-4th éd.) du texte grec ne signalent aucune variante du verbe « s’en alla » (apèlthen) en 4,28. En respectant la tradition des manuscrits grecs nous gardons le verbe « s’en aller » (aperkhomai) en 4,28. En fait, le verbe « s’en aller » en 4,28 est en parallèle avec l’action de Jésus en 4,3 laquelle nous reviendrons ci-dessous.

(3) Le verbe « legô » dans l’expression : « dit (legei) aux gens » (4,28c) a le sens de « dire », « parler ». Ce verbe est très fréquent dans la péricope 4,4-42 (30 fois). Le narrateur utilise ce verbe pour raconter le dialogue entre les personnes : Jésus dit à la femme ou aux disciples ; la femme ou les disciples disent à Jésus… En employant le verbe « legô », le narrateur transmet la révélation de Jésus sur le don de Dieu et sur son identité aux personnages dans le récit et au lecteur. Maintenant à son tour, la femme transmet sa découverte sur Jésus au gens de la ville de Sychar.

Trois actions de la femme en 4,28 (laisser sa cruche, s’en aller et dire aux gens) sont en parallèle avec trois actions de Jésus en 4,3 et 4,10. Le narrateur raconte le voyage de Jésus en 4,3 : « Il [Jésus] quitta (aphèken) [le verbe « aphièmi »] la Judée et s’en retourna (apèlthen) [le verbe « aperkhomai »] en Galilée. » Au cours de ce voyage, il s’arrête à Samarie et promet à la femme en 4,10a : « “Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit (legôn) : Donne-moi à boire… ». En 4,28, ces trois verbes décrits l’action de la femme : « La femme alors laissa (aphèken) là sa cruche, s’en alla (apèlthen) à la ville et dit (legei) aux gens. » Dans cette perspective, la femme contribue à la mission de Jésus. Elle annonce aux gens de la ville la présence de Jésus et les invite à venir le rencontrer.

        4. « Venez voir un homme… » (4,29a)

La parole de la femme en 4,29 : « Venez voir (deute idete) un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? » (4,29) contient trois idées : (1) une invitation « venez voir un homme », (2) une preuve : « qui m’a dit tout ce que j’ai fait », et (3) une proposition : « ne serait-il pas le Christ ? »

(1) D’abord elle propose aux gens de la ville de « venir voir un homme », c’est-à-dire venir à la rencontre Jésus pour découvrir eux-mêmes qui il est. L’expression « venez voir » (deute idete) en 4,29a rappelle deux autres textes : (a) ce que Jésus a dit aux deux disciples de Jean Baptiste en 1,39a : « Venez et voyez » et (b) ce que Philippe a dit à Nathanaël en 1,46b : « Viens et vois ». Ces trois occurrences (1,39.46 ; 4,29) sont la manière johannique d’inviter les interlocuteurs à se déplacer pour rencontrer Jésus. L’action de « venir voir » permet de découvrir davantage l’identité de Jésus en demeurant avec lui (1,39b ; 4,40) et en l’écoutant (1,47-48 ; 4,41-42).

(2) Ensuite, la femme parle d’une preuve en faisant référence à la connaissance de Jésus sur sa vie privée en 4,17-18. L’expression « un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait » (4,29b) rappelle le rôle de prophète que la femme a attribué à Jésus en 4,19. Ainsi, sa découverte sur l’identité de Jésus dans l’échange sur le thème de mari devient une preuve pour attirer l’attention des gens de la ville.

(3) Enfin, la dernière information est une proposition sous forme de question : « Ne serait-il pas le Christ ? » (4,29c) Dans son contexte, cette question renforce l’invitation de la femme. Les gens de la ville sont invités à venir voir Jésus pour qu’eux-mêmes puissent répondre à cette question. Le texte ne dit rien sur l’opinion personnelle de la femme. Est-ce que la femme reconnaît que Jésus est le Messie (le Christ) selon la révélation de Jésus en 4,26 ? Les données du texte ne permettent pas de répondre à cette question. De plus, la foi de la femme n’est pas soulignée dans le récit. Cependant, le texte met en relief l’action et la parole de la femme en 4,29. Plus tard, le narrateur rappelle une partie de l’annonce de la femme en utilisant le substantif « ho logos » (la parole) et le verbe « martureô » (témoigner) en 4,39 : « De cette ville, nombre de Samaritains crurent en lui à cause de la parole de la femme, qui attestait [témoignait] : “Il m’a dit tout ce que j’ai fait.” »

C’est étonnant que le narrateur parle de la foi des Samaritains avant même que ces derniers rencontrent Jésus en 4,40. Ainsi, « croire en Jésus à cause de la parole de la femme » (4,39b) est mis en parallèle avec « croire à cause de sa parole » (4,41b). De plus, le témoignage de la femme renvoie au thème témoignage dans l’Évangile, à savoir le témoignage de Jean Baptiste (1,19-34), de Jésus (3,11.31c-32), du Père (5,37), du Paraclet (15,26d), des disciples (15,27a) et du disciple que Jésus aimait (19,35 ; 21,24). Dans cette perspective, la femme participe à la mission de Jésus. Grâce à son témoignage, les gens de la ville croient en Jésus et découvrent par la suite que Jésus est le sauveur du monde (4,42c). Pour l’instant, en écoutant la parole de la femme, les gens sortent de la ville et vont vers Jésus (4,30).

L’unité littéraire de transition prend fin en 4,30. Avant l’arrivée des Samaritains, Jésus révèle aux disciples le sens de ses rencontres, d’une part, avec la femme samaritaine, et d’autre part, avec les gens de la ville de Sychar plus tard. Le mouvement des gens de la ville vers Jésus fournit l’arrière-plan du thème de nourriture et de moisson dans l’échange avec les disciples en 4,31-38.

    D. 4, 31-38. La rencontre avec les disciples

La rencontre avec les disciples en 4,31-38 est dépourvue de dialogue puisqu’il n’y pas d’échange entre les disciples et Jésus. Dans cette unité littéraire (4,31-38), les disciples ne s’adressent à Jésus qu’une seule fois non pour suggérer un dialogue mais pour le prier de manger, ils lui disent : « Rabbi, mange » (4,31b). Le titre « rabbi » ici exprime le rapport maître - disciples (cf. 1,38.49 ; 3,2.26 ; 9,2 ; 11,8). La réponse de Jésus en 4,32 : « J’ai à manger un aliment que vous ne connaissez pas » ne fait pas avancer le dialogue, puisque les disciples se disent entre eux et non à Jésus : « Quelqu’un lui [Jésus] aurait-il apporté à manger ? » (4,33) Les disciples ont compris la parole de Jésus dans le sens matériel du terme. Dans le récit, les disciples ne prennent plus la parole après 4,33. Les cinq versets suivants (4,34-38) décrivent le monologue de Jésus. Il révèle aux disciples sur sa nourriture (4,34) et sa mission à travers les images du monde agricole : les champs, la moisson, la récolte, le semeur, le moissonneur et moissonner (4,35-38). L’unité littéraire 4,31-38 est structurée en deux sous-unités : (1) la nourriture matérielle et symbolique (4,31-34), (2) la métaphore de la moisson (4,35-38).

        1. La nourriture matérielle et symbolique (4,31-34)

En ce qui concerne les procédés littéraires : le malentendu, l’ironie et le langage symbolique, les versets 4,31-34 sont en parallèle avec l’unité 4,7-15 (cf. article sur ce sujet). Il s’agit du même thème de nourriture : boire (4,7-15) et manger (4,31-34). Ce sont les besoins vitaux de l’homme au sens matériel et au sens symbolique du terme. La différence est qu’en 4,7-15, l’objet du malentendu est le don de l’eau vive pour l’homme ; tandis qu’en 4,31-34, le malentendu concerne la nourriture de Jésus. De plus, le rôle du demandeur est inversé. En effet, en 4,7, Jésus demande à la femme samaritaine à boire ; tandis qu’en 4,31, les disciples invitent Jésus à manger.

Notons en tant qu’homme, Jésus a besoin de boire et de manger mais le récit ne dit rien sur ces sujets. À partir du sens matériel du thème de nourriture, le but de narrateur est de transmettre au lecteur la révélation de Jésus sur plusieurs sujets : le don de l’eau vive, le véritable adorateur, sa mission et son identité. Cette révélation est une invitation tendue à l’interlocuteur et au lecteur de croire en Jésus et croire à sa parole.

Le verbe « connaître » (oida) dans la parole de Jésus adressée aux disciples : « Vous ne connaissez pas (ouk oidate) » (4,32b) renvoie à l’utilisation de ce verbe dans la péricope 4,4-42. Dans le contexte de 4,31-34, les disciples ne connaissent pas le sens symbolique de la nourriture dont parle Jésus, c’est pourquoi Jésus leur explique en 4,34 : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin. » En parallèle avec la méconnaissance des disciples (4,32b), Jésus dit à la femme 4,22 : « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas (ouk oidate)… »

En 4,25, la femme dit à Jésus : « Je sais (oida) que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ ». Cependant, le dialogue prend fin après la révélation de Jésus en 4,26 : « C’est Moi, celui qui te parle. » Le texte ne dit rien sur l’opinion de la femme devant la révélation de Jésus en 4,26. Le thème de « connaître » exprimé par le non-savoir des Samaritains sur l’adoration (4,22), le savoir partiel de la femme (4,25) et le non-savoir des disciples (4,32) met en relief le rôle du révélateur. Jésus est celui qui fait connaître le Père et sa volonté. C’est lui qui a conduit les gens de la ville de Sychar à une connaissance authentique à la fin du récit quand les gens de la ville disent à la femme en 4,42c : « Nous savons (oidamen) que c’est vraiment lui le sauveur du monde. »

Même si les disciples ne s’adressent pas à Jésus en 4,33, ce dernier leur révèle le sens de sa nourriture en 4,34. Il s’agit de faire la volonté de celui qui a envoyé Jésus et de mener l’œuvre du Père à bonne fin. La définition de nourriture en 4,34 contient deux thèmes johanniques : (1) D’abord l’expression « celui qui m’a envoyé » (4,34b) désigne le Père de Jésus comme il le dit aux disciples en 14,24b : « La parole que vous entendez n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé. » Ainsi Jésus se présente comme l’envoyé de Dieu, le Père. Il a reçu mission auprès de son Père. (2) Ensuite, la mission de Jésus est définie par deux actions : faire la volonté de son Père (4,34a) et mener son œuvre à bonne fin (4,34b). Dans le discours sur le pain de vie (6,22-59), Jésus révèle à la foule sa mission et la volonté du Père en 6,38-39 : « 38 Car je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. 39 Or c’est la volonté de celui qui m’a envoyé que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour. » Quant à l’œuvre du Père dans l’action de « mener son œuvre (ergon) à bonne fin » (4,34b), Jésus la définit ainsi en disant à la foule en 6,29 : « L’œuvre (to ergon) de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé. »

La révélation de Jésus sur sa nourriture correspond à ce qu’il est en train de faire en Samarie. Jésus fait la volonté du Père à travers les deux rencontres, l’une après l’autre, dans la péricope 4,4-42. Les Samaritains font l’œuvre de Dieu en croyant en Jésus et en reconnaissant que Jésus est le sauveur du monde (4,42c). Dans ce contexte, Jésus est en Samarie pour accomplir sa mission. Il révèle aux disciples et au lecteur le résultat de sa mission en utilisant les images agricoles : les champs, la moisson, le semeur et le moissonneur (4,35-38). Ces métaphores décrivent la réalité dans la scène suivante : la rencontre entre Jésus et les gens de la ville de Sychar (4,39-42).

        2. La métaphore de la moisson (4,35-38)

La sous-unité littéraire 4,35-38 commence par l’expression : « ne dites-vous pas… » (4,35a) et se termine par « je vous ai envoyés moissonner… » Ainsi, Jésus continue à parler aux disciples (« vous ») mais les disciples ne réagissent pas dans le récit. En fait à travers les disciples, la révélation de Jésus est adressée au lecteur. Cette sous-unité (4,35-38) sert à éclairer l’ensemble de la péricope 4,4-42. La mission de Jésus en Samarie prend donc la métaphore d’une moisson.

La remarque de Jésus en 4,35a : « Ne dites-vous pas : Encore quatre mois et vient la moisson ? » décrit l’activité agricole du pays. Dans les régions de Judée, Samarie et Galilée, normalement la saison de pluie commence en automne et se termine au printemps. Les semailles se font en décembre-janvier et la moisson a lieu en avril-mai. L’écart entre les semailles et la moisson est d’environ quatre mois. Par contre, Jésus parle des champs qui sont prêts pour la moisson en 4,35b : « Eh bien ! je vous dis : Levez les yeux et regardez les champs, ils sont blancs pour la moisson. » Jésus passe donc du sens propre de la moisson (4,35a) au sens figuré (4,35b). Tandis que la moisson au sens matériel n’est pas encore arrivée (« Encore quatre mois », cf. 4,35a), la moisson symbolique est prête. Cette parole oriente le regard vers les gens de la ville de Sychar qui sont en train de venir vers Jésus (4,30). Dans le récit, le narrateur parle de la foi des gens de la ville de Sychar avant qu’ils rencontrent Jésus en 3,39-40a : « 39 De cette ville, nombre de Samaritains crurent en lui à cause de la parole de la femme, qui attestait : “Il m’a dit tout ce que j’ai fait.” 40a Quand donc ils furent arrivés près de lui… » La foi des Samaritains en Jésus prend donc la métaphore d’une moisson. Cette métaphore renvoie au thème de la joie et du rassemblement. Cette moisson fait allusion à la révélation de Jésus en 4,23a : « L’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » En croyant en Jésus, les Samaritains deviennent les véritables adorateurs (4,23) et reçoivent le don de l’eau vive (4,14). La présence de Jésus en tant que Messie (4,26) marque donc l’arrivée de l’heure eschatologique, l’heure où tout homme peut recevoir l’eau vive (4,14) et adorer le Père en esprit et en vérité (4,23).

Dans le contexte de la péricope 4,4-42, les disciples jouent le rôle du moissonneur et Jésus prend la figure du semeur comme il leur dit en 4,36 : « Le moissonneur reçoit son salaire et récolte du fruit pour la vie éternelle, en sorte que le semeur se réjouit avec le moissonneur. » Jésus assimile les disciples aux moissonneurs, puisqu’ils participent et continuent la mission de Jésus (cf. 17,18 ; 20,21). L’expression « récolter du fruit pour la vie éternelle » en 4,26 renvoie à la définition de l’eau vive en 4,14b : « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle », dit Jésus à la femme samaritaine. L’accès à la vie éternelle n’est possible qu’avec la foi en Jésus comme ce dernier le dit à la foule en 6,47 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle. » Ainsi, les expressions : « le fruit pour la vie éternelle » ou « l’eau jaillissant en vie éternelle » sont les métaphores qui expriment les dons reçus grâce à la croyance en Jésus et en sa parole.

En 4,37-38, Jésus développe le thème du semeur et du moissonneur (4,37) et il envoie les disciples à la moisson (4,38). Le dicton : « autre est le semeur, autre le moissonneur » (4,37) renvoie aux versets précédents (3,35-36) : Jésus est le semeur et les disciples sont les moissonneurs. En même temps, ce dicton (4,37) oriente vers l’avenir de la mission des disciples en distinguant les deux moments : les semailles et la moisson. Le verset 4,38 possède donc une portée générale sur la mission des disciples : « Je vous ai envoyés moissonner là où vous ne vous êtes pas fatigués (kekopiakate) ; d’autres se sont fatigués (kekopiakasin) et vous, vous héritez de leurs fatigues (kopon). » Les disciples sont envoyés en mission en tant que « moissonneurs ». Dans le contexte de la péricope 4,4-42, les disciples sont les bénéficiaires du travail de Jésus. Notons que le terme « fatigue » (kopos), 1 fois dans l’Évangile (4,39) et le verbe « être fatigué » (kopiaô), 3 fois dans l’Évangile (4,4.38a.38b) permettent de décrire la mission de Jésus en Samarie. La parole de Jésus en 4,38b : « D’autres se sont fatigués et vous, vous héritez de leurs fatigues » renvoie au début du récit en 4,6b : « Jésus, fatigué (kekopiakôs) par la marche, se tenait donc assis tout contre la source. » Jésus a peiné dans sa mission pour offrir l’eau vive à tous ceux qui croient.

En 4,38, Jésus parle d’« autres (alloi) » (au pluriel). Qui sont-ils ? Le texte ne précise pas. « Les autres » en 4,38 ont une portée générale : ils renvoient à tous ceux qui contribuent à la moisson des disciples au cours des siècles. Cependant, le contexte de la péricope 4,4-42 permet de penser en premier lieu à Jésus lui-même, le semeur, puis à la femme samaritaine qui témoigne de Jésus auprès des gens de la ville. Notons que, selon la théologie johannique, « croire en Jésus » est l’œuvre du Père comme Jésus le dit à la foule en 6,44a : « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire. » La révélation de Jésus sur le thème de moisson (4,37-38) est concrétisée dans la rencontre entre lui et les gens de la ville de Sychar (4,39-42).

    E. 4,39-42. La rencontre avec les gens de Sychar

Dans cette unité littéraire, le narrateur parle de la foi en Jésus « à cause de la parole de la femme » (4,39b) avant la rencontre entre les gens de la ville de Sychar avec Jésus laquelle a lieu en 4,40. En particulier, aucun échange direct entre Jésus et les gens de la ville n’est rapporté. Le texte se concentre sur le séjour de Jésus. Le narrateur relate en 4,40 : « Quand donc ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer chez eux. Il y demeura deux jours. »

Deux fois le verbe « demeurer » (menô), en 4,40a.40b, renvoie au sens figuré de ce verbe dans l’Évangile. En 1,39, le fait que les deux disciples de Jean Baptiste demeurent auprès de Jésus (1,39) leur permet de devenir les deux premiers disciples de Jésus et de découvrir qu’il est le Messie (cf. 1,41). Au sens symbolique du verbe « demeurer », Jésus invite les disciples à demeurer réciproquement en lui, en 15,4 : « Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut de lui-même porter du fruit s’il ne demeure pas sur la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. » Le séjour de deux jours avec les Samaritains met en relief la présence bénéfique de Jésus laquelle favorise une relation approfondie avec lui et une écoute attentive de sa parole.

Le résultat du séjour de Jésus en Samarie se manifeste par le gain que de plus nombreux de gens croient en lui, comme le narrateur le relate en 4,41a : « Ils furent bien plus nombreux à croire ». Puis le texte continue par croire « à cause de sa parole » (4,41b). Le texte met ainsi le parallèle entre « croire en Jésus » grâce à la parole de la femme (4,39b), puis « croire » grâce à la parole de Jésus lui-même (4,41b). Le témoignage de la femme conduit donc les gens à la foi en Jésus et à le rencontrer. De plus, le verbe « croire » sans complément en 4,41 permet de comprendre dans un sens plus large. Ce « croire » à l’état absolu a une double allusion : croire en Jésus et croire à sa parole. (Cf. article : « Croire (pisteuô) dans l’Évangile de Jean »). Sur le plan de la communication entre le narrateur et le lecteur, les deux étapes de croire en 4,39-41 suggèrent que le témoignage en faveur de Jésus doit conduire les auditeurs à l’écoute de la parole de Jésus lui-même rapportée dans l’Évangile. Le travail de toute la vie du disciple est de témoigner de Jésus et d’approfondir la foi en lui en méditant sa parole et en la mettant en pratique.

Le rôle de la femme samaritaine est défini en 4,39 par le substantif « parole » (logos) et le verbe « témoigner » (martureô). L’action de la femme est mise en parallèle avec la mission des disciples (cf. 15,27 ; 17,20). En effet, le narrateur relate en 4,39 : « De cette ville, nombre de Samaritains crurent en lui (episteusan eis auton) à cause de la parole (dia ton logon) de la femme, qui attestait [témoignait] (marturousès) : “Il m’a dit tout ce que j’ai fait.” » En 15,27, Jésus dit à ses disciples : « Mais vous aussi, vous témoignerez (martureite), parce que vous êtes avec moi depuis le commencement. » En 17,20, Jésus s’adresse ainsi à son Père en présence des disciples : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole (dia tou logou), croiront en moi (pisteuontôn eis eme). » Rendre témoignage à Jésus par l’enseignement qui conduit les hommes à croire en lui est la mission des disciples. La femme samaritaine a accompli le même rôle : grâce à son témoignage, nombreux sont les Samaritains qui croient en Jésus (4,39a).

Cependant ce personnage (la femme samaritaine) contient des caractéristiques propres dans le récit. La foi de cette femme en Jésus reste ouverte. Le texte n’explicite pas qu’elle croit en Jésus. Son témoignage auprès des gens de la ville de Sychar est mis en relief (cf. 4,28.39) ; cependant le dernier verset (4,42) de la péricope 4,4-42 renverse son rôle de témoin. En effet, ce sont les gens de Sychar qui témoignent devant la femme dans le dernier verset de la péricope (4,4-42) en 4,42 : « Ce n’est plus sur tes dires que nous croyons ; nous l’avons nous-mêmes entendu et nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde. » En croyant en Jésus et à sa parole, les gens de la ville a découvert que Jésus est vraiment le sauveur du monde. Ainsi, ils témoignent devant la femme de l’identité de Jésus. Ils font donc connaître un nouveau titre de Jésus que la femme et le lecteur ne savaient pas encore auparavant. Ce qui est inattendu dans le couronnement du récit c’est la connaissance de l’identité de Jésus par les gens de la ville de Sychar alors qu’ils n’ont pas entendu la révélation de Jésus adressée à la femme et aux disciples. En fait, le récit est adressé au lecteur qui a accès à toute la révélation de Jésus et à tous les détails racontés dans le texte. Le lecteur est mieux placé que les personnages du récit pour reconnaître le don de Dieu et l’identité de Jésus. Les trois verbes : « croire » (pisteuô), « entendre » (akouô) et « savoir » (oida) dans la parole des gens de la ville en 4,42b : « nous croyons (pisteuomen) ; nous l’avons nous-mêmes entendu (akèkoamen) et nous savons (oidamen) que… », montrent que ces Samaritains sont des croyants modèles pour le lecteur, puisque le but de l’Évangile est de conduire le lecteur à croire en Jésus et à reconnaître que « Jésus est le Christ, le Fils de Dieu » (20,31b).

Dans le texte LXX (la Septante), en général, le titre « sauveur » est réservé à Dieu (cf. Is 12,2 ; 45,21 ; Ps 65,6 ; 78,9). Dans l’Antiquité romaine, le titre « le sauveur du monde » est attribué à l’empereur. Dans le contexte de la péricope Jn 4,4-42, la proclamation des gens de la ville adressée à la femme en 4,42c : « Nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde » revêt une dimension universelle laquelle permet de dépasser les conflits entre les Juifs et les Samaritains (4,9). Le salut vient des Juifs (4,22c), Jésus est un juif (4,9a) et il est le Messie attendu (4,25-26) ; cependant sa mission concerne toute l’humanité (cf. 3,16). Dans cette perspective, Jésus est le sauveur du monde. Il est envoyé dans le monde « pour que le monde soit sauvé par son entremise » (3,17b). Tout le monde peut donc accéder au salut. Le titre « le sauveur du monde » attribué à Jésus résout donc les différends entre Juifs et Samaritains (4,9) et les différents lieux d’adoration (4,20). En devenant des croyants, désormais les Samaritains adorent le Père en esprit et en vérité (3,23) et reçoivent le don de l’eau vive (cf. 4,13-14). (Cf. l’analyse le titre « sauveur du monde » dans l’article Jn 4,1-45 : texte, contexte, structure et particularités).

Jésus, le sauveur du monde, est le point culminant de  l’ensemble de la péricope 4,4-42 qui peut ainsi être intitulée « le récit de la révélation ». La révélation de Jésus se concentre  sur deux sujets : « le don de Dieu » et « l’identité de Jésus » (cf. 4,10a) en vue d’aboutir au « croire » de l’auditeur et du lecteur. La révélation est communiquée dans le récit à travers le dialogue avec la femme samaritaine (4,7-26) et la rencontre avec les disciples (4,31-38). L’unité de la rencontre avec les gens de la ville (4,39-42) se concentre sur la réussite de la mission de Jésus en Samarie. La péricope 4,4-42 forme donc un tout cohérent qui décrit la mission de Jésus au cours du voyage de la Judée vers la Galilée. L’unité littéraire 4,43-45 conclut le voyage annoncé en 4,3.

IV. 4,43-45. L’arrivée en Galilée

Dans l’unité 4,43-45 : l’arrivée en Galilée et l’accueil des Galiléens, le verset 4,43 rappelle les deux jours de Jésus en Samarie et la destination de son voyage : « Après ces deux jours, il partit de là pour la Galilée », raconte le narrateur. Comment peut-on expliquer les deux constatations suivantes : d’une part, « un prophète n’est pas honoré dans sa propre patrie » (4,44b), et d’autre part, « les Galiléens l’accueillirent » (4,45b). Nous étudierons l’unité 4,43-45 dans un autre article en comparant le texte du quatrième Évangile avec les Synoptiques sur ce sujet. Notons que l’unité 4,43-45 doit être interprétée en lien avec la raison et le projet du voyage en 4,1-3. Nous parlons de l’unité littéraire 4,43-45 dans cet article puisque la section 4,1-45 forme un tout avec trois étapes : la raison du voyage (4,1-3), l’itinéraire du voyage (4,4-42), et l’arrivée à destination (4,43-45).

V. Conclusion

Nous avons présenté une vue générale de 4,1-45 dans l’article Jn 4,1-45 : texte, contexte, structure et particularités. Dans cet article, nous avons analysé d’abord l’unité 4,1-3 : la raison du voyage, et ensuite la péricope 4,4-42 : Jésus en Samarie. L’unité 4,43-45 fera l’objet d’une étude dans un autre article.

Les rencontres en Samarie sont rapportées avec soin en cinq unités littéraires : (A) le cadre des rencontres (4,4-6) ; (B) le dialogue entre Jésus et la femme samaritaine (4,7-26) ; (C) la transition : le départ et les arrivées (4,27-30) ; (D) la révélation de Jésus à ses disciples (4,31-38) ; (E) la rencontre entre Jésus et les gens de la ville de Sychar (4,29-42). Le récit s’enchaîne et se développe à travers plusieurs thèmes. D’abord, les sujets abordés dans le dialogue avec la femme sont : l’eau du puits et l’eau vive (4,7-15), la connaissance de Jésus et le prophète (4,16-19), les lieux d’adoration et le véritable adorateur (4,20-24), le Messie (4,25-26). Ensuite, les thèmes de la rencontre avec les disciples sont la nourriture et la moisson (4,31-38). Enfin, le témoignage de la femme, la foi des gens de la ville de Sychar, la rencontre avec les Samaritains, le séjour de Jésus et la découverte de son identité sont rapportés en 4,27-30.39-42. Tous ces sujets convergent vers un seul but : Jésus exerce sa mission pour faire connaître « le don de Dieu » et révéler son identité en vue de conduire au « croire » de l’auditeur. Du côté de Jésus, sa révélation sur le don de Dieu et sur son identité est couronnée par le titre « le sauveur du monde » dans le dernier verset de la péricope 4,4-42. Jésus ne dit pas qu’il est le sauveur du monde, mais ce sont les Samaritains qui lui donnent ce titre. Cela souligne la réussite de Jésus dans sa pédagogie de transmettre la révélation. Du côté des auditeurs, « croire en Jésus » et « croire » grâce à sa parole sont le but du récit.

Du point de vue du lecteur, la péricope 4,4-42 forme un tout cohérent. Le lecteur est le seul qui accède à la totalité de la révélation dans la péricope 4,4-42. En effet, les disciples sont absents quand Jésus dialogue avec la femme samaritaine (4,4-26). Cette femme n’a pas entendu la révélation de Jésus adressée aux disciples sur sa nourriture et la métaphore de la moisson (4,31-38). Les gens de la ville de Sychar n’ont rencontré Jésus qu’à la fin du récit (4,39-42). Cependant, grâce aux gens de la ville que la femme et le lecteur ont compris que Jésus est vraiment le sauveur du monde (4,42). Ainsi, la foi et la découverte des Samaritains sur l’identité de Jésus sont les  points culminants du récit.

Du point de vue du narrateur, les quatre rencontres dans le récit visent le lecteur : (1) Jésus et la femme samaritaine (4,7-26), (2) la femme et les gens de la ville de Sychar (4,28-29.42), (3) Jésus et les disciples (4,31-38), (4) Jésus et les gens de la ville (4,40-41). La révélation de Jésus, le parcours de la découverte qui est Jésus, et la foi des interlocuteurs en 4,4-42, sont adressés à tout lecteur au cours des siècles. En lisant le récit, le lecteur est invité à découvrir le don de Dieu et l’identité de Jésus, puis à décider, à l’exemple des Samaritains, à croire en Jésus pour recevoir le don de l’eau vive (4,13-14), accéder à la véritable adoration du Père (4,23-24) et découvrir davantage l’identité de Jésus (4,19.25-26.42)./.

Source : http://leminhthongtinmunggioan.blogspot.co.il/2017/04/jn-41-45-analyse-du-texte.html


Bibliographie

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