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Le 16 novembre 2017
Contenu
I. Introduction
II. Naître de nouveau,
naître de l’Esprit (3,1-12)
1.
Le contexte et la structure 3,1-12
2. Naître
de nouveau / d’en haut (3,3b.7b)
3. Naître d’eau et d’Esprit (3,5b), né
de l’Esprit (3,6b.8b)
4. Voir et
entrer dans le Royaume de Dieu (3,3c.5c)
III. Attiré par le Père et le travail de
l’homme (6,25-45)
1.
Dieu, le Père, celui qui a envoyé Jésus (6,25-59)
2.
Le Père attire les hommes vers son Fils (6,44a)
3. L’écoute (6,45b) et le travail de
l’homme (6,27a)
IV. Conclusion
Bibliographie
Les
articles liés à « voir » et « entendre »
Le quatrième Évangile présente les conditions pour que l’homme puisse réellement
voir Jésus et entendre sa parole, c’est-à-dire connaître l’identité de Jésus,
venir à lui et croire en lui. Les conditions primordiales viennent de
Dieu : être engendré d’en haut (3,3b) et être attiré par le Père (6,44b).
L’homme a besoin, d’une part, d’ouvrir le cœur et l’esprit pour recevoir ces
dons de Dieu, et d’autre part, d’écouter le Père (6,45b) et travailler aux œuvres
de Dieu (6,27a). Nous étudions ces sujets suivant deux parties : (I) naître
de nouveau, naître de l’Esprit (3,1-12) et (II) attiré par le Père et le travail de l’homme (6,25-45).
Dans le dialogue avec Nicodème (3,1-13), Jésus révèle les conditions pour
voir et entrer dans le Royaume de Dieu, c’est-à-dire avoir la vie éternelle. Notons
que le personnage Nicodème apparaît trois fois dans l’Évangile, de manière
impressionnante. Une première fois, il vient dialoguer avec Jésus (3,1-12). Une
deuxième fois, il défend Jésus devant ses coreligionnaires Pharisiens en
7,48-52. Il est probable qu’en 12,42, le narrateur compte le notable Nicodème
au nombre des croyants : « Parmi les dirigeants eux-mêmes, beaucoup
avaient cru en lui… » La troisième fois a lieu après la mort de Jésus. Nicodème
ne parle pas, il agit et manifeste son adhésion à Jésus en
apportant « un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent
livres » (19,39b) pour l’ensevelir. Le personnage Nicodème devient donc un
magnifique exemple de cheminement, d’une rencontre de la nuit vers le jour, des
ténèbres à la lumière, du malentendu vers la foi authentique.
Le narrateur présente le personnage Nicodème en 3,1 : « Or il
y avait parmi les Pharisiens un homme du nom de Nicodème, un notable des Juifs. »
Dans le dialogue, Nicodème parle à Jésus en « nous » : « Rabbi,
nous le savons,.. » (3,2b) et Jésus lui répond en « vous » en
3,7b : « Il vous faut naître d’en haut » (3,7b). Nicodème représente
ainsi les Pharisiens, les notables juifs. Dans l’Évangile, Nicodème est le
modèle du passage de l’Ancien au Nouveau Testament. De plus, ce qui vaut pour lui
et les siens, vaut pour tout homme. En effet, la formule « nul… ne »
(3,3c.5c) a une portée universelle. Le lecteur découvre dans ce dialogue ce que
l’on doit faire pour voir les signes que Jésus a faits et entendre sa parole. Nous
abordons dans cette partie quatre points : (1) le contexte et la structure
3,1-12 ; (2) naître de nouveau / d’en haut (3,3b.7b) ; (3) « naître
d’eau et d’Esprit » (3,5b), « être né de l’Esprit »
(3,6b.8b) ; et (4) voir et entrer dans le Royaume de Dieu (3,3c.5c).
1. Le contexte et la structure 3,1-12
Le thème de la naissance (3,2-8) fait l’objet de l’étude. Pour préparer
l’analyse de ce sujet, nous traitons d’abord (1) le contexte de Jn 3–4, ensuite
(2) le lien entre 2,23-25 et 3,1-2 et la structure de la section 2,23–3,21, et
enfin (3) la structure 3,1-12 et les thèmes de la section 2,23–3,21.
(1) En Jn 3–4, le narrateur présente trois rencontres de Jésus, avec
trois personnages, dans trois univers religieux différents : (a) Nicodème,
l’un des notables juifs (3,1-12), (b) la femme samaritaine et les gens de la
ville de Sychar (4,4-42) et (c) un fonctionnaire royal (4,46-54). Pour croire
en Jésus, ces trois mondes doivent ouvrir leur cœur et esprit pour accueillir
le don de Dieu. Le parcours de chaque personnage est différent mais l’objectif
des rencontres est le même : Jésus révèle à ses interlocuteurs son
identité et sa mission et les invite à croire en lui pour avoir la vie
éternelle.
(2) Il y a cinq détails indiquant le lien entre 2,23-25 et le récit de 3,1-12 :
(a) le narrateur ne prononce pas nommément le nom de « Jésus » (Ièsous) en 3,2b, littéralement : « Il
vint vers lui, de nuit, et lui dit :... (houtos èlthen pros auton nuktos kai eipen autôi). »
La BibJér ajoute le nom
« Jésus » en 3,2b pour faciliter la lecture : « Il vint de
nuit trouver Jésus et lui dit :… ». Selon le texte grec, pour savoir que
Nicodème vient vers Jésus, il faut commencer la lecture en 2,24 où le nom de
Jésus apparaît : « Mais Jésus (Ièsous),
lui, ne se fiait pas à eux. » (b) Le terme « homme » (anthropos), apparu en deux occurrences
en 2,25a.25b, réapparaît en 3,1a pour désigner Nicodème. (c)
L’expression : « les signes (ta
sèmeia) que Jésus a faits », en 2,23, se retrouve dans la parole de
Nicodème adressée à Jésus en 3,2b : « Personne ne peut faire les
signes (ta sèmeia) que tu fais (poieis). » (d) Le verbe
« connaître » (ginôskô) en
2,25b : « Car lui-même [Jésus] connaissait (eginôsken) ce qu’il y avait dans l’homme » renvoie, à la fois,
à la connaissance de Nicodème quand il dit à Jésus : « Rabbi, nous le
savons (oidamen)… » (3,2b) et à
sa méconnaissance quand Jésus lui dit en 3,10 : « Tu es Maître
en Israël, et ces choses-là, tu ne les saisis (ginôskeis) pas ? » (e) La conjonction de coordination
« Or » (de) au début de 3,1
indique le lien entre 2,23-25 avec 3,1-2. En résumé, l’unité 2,23-25 prépare au
récit de Nicodème (3,1-2).
Le dialogue en 3,2b-12 est suivi par un monologue de Jésus (3,13-21) ;
ceci est en parallèle avec le monologue de Jean le Baptiste (3,31-36). La
section 2,23–3,21 contient trois péricopes : (1) le récit (2,23–3,2a), (2)
le dialogue entre Jésus et Nicodème (3,2b-12) et (3) le monologue de Jésus
(3,13-21). Cf. structure 2,23–3,36 dans l’article : « Le témoin oculaire et
auriculaire dans l’Évangile selon Jean. »
(3) La péricope 3,1-12 se structure en quatre unités : (a)
l’identité de Nicodème et sa démarche : 3,1-2a ; (b) le dialogue
initial : 3,2b-3 ; (c) Les deux questions de Nicodème et la réponse
de Jésus : 3,4-8 ; (d) la question de Nicodème et la réponse de
Jésus : 3,9-12. Notre étude concerne la nouvelle naissance ; nous
présentons donc la structure 3,1-8 et mettons en couleur les idées en
parallèle, en particulier 3,3 et 3,5 :
Dans ce tableau, la parole de Nicodème se trouve en A et A’ et celle de
Jésus en B et B’. Le malentendu de Nicodème sur la naissance du même enfant,
une seconde fois, par sa mère (3,4) permet à Jésus de préciser son sens en
3,5-8. Le thème clé de la deuxième unité (3,2b-3) et celle de la troisième
(3,4-8) est la nouvelle naissance exprimée par plusieurs expressions :
naître de nouveau / d’en haut (anothen)
en 3,3b.7b ; naître d’eau et d’Esprit (ek
hudatos kai pnaumatos) en 3,5a ; être né de l’Esprit (ek tou pneumatos) en 3,6b.8b. Dans la
quatrième unité (3,9-12), Jésus parle de la réception du témoignage. À trois
reprises, Jésus utilise la formule identique avec le double « amen,
amen » en 3,3.5.11 : « amèn
amèn legô soi » (amen, amen, je te le dis) que la BiJér traduit par : « En vérité, en vérité… »
« Amen » (amèn) est un mot
hébreu, qui exprime la fermeté et la vérité d’une parole. Le double
« amen » prononcé par Jésus est propre au quatrième Évangile. Jésus
se situe comme un révélateur. Il dit les paroles de Dieu. Cette formule
solennelle affirme, d’une part, l’importance du contenu de la révélation, et
d’autre part, l’autorité de celui qui le proclame.
La section 2,23–3,21 contient plusieurs contrastes. Par exemple « connaître
/ ne pas connaître » (2,24b ; 3,2b.10) ; l’Esprit et la chair
(3,6) ; les choses de la terre et les choses du ciel (3,12) ; descendre
et monter du Fils de l’homme (3,13) ; la lumière et les ténèbres (3,19-21).
Ce que Jésus a dit en 3,21a : « Celui qui fait la vérité vient à la
lumière » est en quelque sorte une conclusion sur la situation de Nicodème
qui est venu de nuit trouver Jésus (3,2a). Le texte laisse entendre qu’il y a
une connaissance quelque peu obscure chez Nicodème. Cependant, dans l’unité
3,18-21, « venir à la lumière » est venir à Jésus lui-même parce
qu’il est la lumière (cf. 1,9 ; 8,12a). Ainsi, quand Nicodème vient de
nuit trouver Jésus (3,2a), il vient déjà à la Lumière. Le texte met en valeur l’expression
« venir à » ; la nuit de Nicodème commence ainsi à être éclairée
par la lumière qui est Jésus lui-même. En bref, la section 2,23–3,21 parle d’un
« croire » de la foule (2,23) et d’un « savoir » de
Nicodème (3,2b) à « la vue des signes ». Cette croyance et cette
connaissance doivent être complétées par la nouvelle naissance.
Nous traitons ce sujet en trois temps : (1) le sens de l’adverbe
« anothen », (2) la
naissance physique et spirituelle et (3) naître « anothen » (de nouveau / d’en haut) en 3,3b.7b.
(1) L’adverbe grec « anothen »
a trois sens : (a) de nouveau ; (b) depuis le commencement, dès
le début (adverbe de temps) ; (c) d’en haut (adverbe de lieu). L’expression
« gennèthèi anothen »
(3,3b) dans son contexte est intraduisible puisque le texte joue sur le double
sens de d’« anothen » :
« de nouveau » et « d’en haut ». Jésus emploie le même adverbe
« anothen » en 3,3b.7b
avec son double sens : « de nouveau » / « en haut ».
Cela rend difficile pour le traducteur.
En effet, il y a trois options pour traduire le terme « anothen » : (1) Dans son
commentaire (Lecture de l’Évangile selon
Jean, t. I, p. 278), X. Léon-Dufour a traduit « anothen » en 3,3b et 3,7b par « d’en haut » : « être
engendré d’en haut ». Jeanne d’Arc, Évangile selon Jean, p. 19, opte pour la même traduction. La
traduction « anothen » par
« d’en haut » est cohérente puisqu’il s’agit du même mot grec « anothen ». Mais cette option rend
incompréhensible l’objection de Nicodème. S’il s’agit d’« être engendré
d’en haut », on ne comprend pas pourquoi Nicodème se méprendre sur le sens
de « être une seconde fois entré dans le sein de sa mère et naître »
(3,4). (2) La deuxième option se trouve dans la Bible de Jérusalem, 2000, ainsi que la TOB, 2011. Ces versions traduisent « anothen » en 3,3b par « de nouveau » et en 3,7b par « d’en
haut ». Cette traduction suit le déroulement du récit. En effet, Nicodème
a compris « gennèthèi
anothen » en 3,3b par « naître de nouveau » au sens de la naissance
physique (3,4). Cependant, cette option n’est plus cohérente puisqu’elle
traduit un seul mot grec « anothen »
par deux expressions : « de nouveau » (3,3b) et « d’en
haut » (3,7b). (3) La troisième option traduit « anothen » en 3,3b.7b par le même terme « de
nouveau ». C’est dans le sens « naître une seconde fois » (3,4)
que Nicodème a compris en 3,4. Après l’explication en 3,5-6, Jésus reprend son
affirmation « naître de nouveau » en 3,7b. Cependant, cette
traduction n’indique pas le sens « d’en haut » de l’adverbe « anothen ». Aucune de ces trois
options n’est satisfaisante. La richesse du texte et le jeu de mot en grec est intraduisible.
Une note sur l’adverbe « anothen »
dans les versions est nécessaire. En tous cas, sachant la limite de la
traduction, le lecteur peut maintenir le double sens de l’adverbe « anothen » dans sa lecture.
(2) Par le procédé littéraire du malentendu, le narrateur met en relief
le lien entre la naissance naturelle et celle spirituelle. En effet, les deux
questions de Nicodème en 3,4 permettent au lecteur de faire le lien entre être
engendré d’en haut et être engendré par sa mère ; c’est-à-dire, la
naissance physique symbolise la naissance spirituelle. La naissance dont Jésus
parle n’est pas d’abord un acte d’adhésion, de choix, de décision de la part de
l’homme, mais il s’agit d’un passif : « être engendré de
nouveau ». En effet, l’homme ne peut pas décider de sa propre naissance.
Le nouveau-né ne choisit pas ses parents. Le caractère passif de celui qui est
engendré de la chair est une figure importante de celui qui est engendré d’en
haut par l’Esprit. Comme le nouveau-né reçoit totalement la vie de ses parents,
l’engendré de nouveau reçoit tout de Dieu. Le passif du verbe « gennaô » (naître, engendrer) en 3,3b
(gennèthèi) et en 3,7b (gennèthènai) montre que la nouvelle
naissance n’est pas issue de l’homme. Traduire le passif du verbe « naître »
en 3,3b et 3,7b par « être engendré » est plus proche au texte grec.
(3) Les deux remarques plus haut aident à comprendre l’expression
« être engendré anothen (de
nouveau / d’en haut) » en 3,3b.7b. Le malentendu de Nicodème (3,4) permet à
Jésus de lui révéler le sens de la nouvelle naissance et sa mission. En effet, le
dialogue (3,2b-12) et le monologue (3,13-21) de Jésus mettent en relief la
dimension verticale : le ciel et la terre. Jésus demande à Nicodème en
3,12 : « Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la
terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du
ciel ? » Jésus est celui qui est descendu du ciel et y est remonté (cf.
3,13). Ainsi, « anothen » a
bien le sens « d’en haut ». Naître d’en haut est une condition indispensable
pour accéder à la révélation de Jésus. C’est un don reçu avant même d’accueillir
le témoignage de Jésus et celui de la communauté croyante (cf. 3,11). Ce don
est accordé au moment de l’élévation du Fils de l’homme (cf. 3,14). Cette nouvelle
naissance est d’ordre obligatoire exprimé par le verbe « dei » (devoir) comme Jésus le dit à
Nicodème en 3,7 : « Ne t’étonne pas, si je t’ai dit : Il vous
faut (dei humas) naître d’en haut. »
Cette nécessité renvoie à la mission de Jésus exprimée par le même verbe
« dei » (devoir) en
3,14-15 : « 14 Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi
faut-il que (dei) soit élevé le Fils
de l’homme, 15 afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle », dit
Jésus. Ainsi, le verbe « dei »
énonce l’engagement des deux côtés : « être engendré d’en haut »
pour l’homme et « être élevé » pour le Fils de l’homme.
Le thème « naître d’en haut » en 3,2-8 renvoie à l’affirmation
du narrateur dans le Prologue en 1,12-13 : « À tous ceux qui l’ont
accueilli [le Verbe], il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui
croient en son nom, 13 eux qui ne furent engendrés (egennèthèsan) ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir
d’homme, mais de Dieu. » La révélation de Jésus en 3,3.5-8 permet à Nicodème
et au lecteur de comprendre que « naître d’en haut » est l’œuvre de
Dieu. La naissance physique symbolise la naissance nouvelle. Comme une mère
engendre ses enfants, Dieu engendre les croyants qui sont les enfants de Dieu.
Pour préciser le sens de la nouvelle naissance, Jésus parle de « naître d’eau
et d’Esprit » (3,5b), et « être né de l’Esprit » (3,6b.8b).
3. Naître
d’eau et d’Esprit (3,5b), né de l’Esprit (3,6b.8b)
Pour étudier ces deux
expressions, nous examinons d’abord (1) le contraste entre la chair et l’Esprit
(3,6), la terre et le ciel (3,12) ; ensuite (2) l’expression « naître
d’eau et d’Esprit » (3,5b) ; et enfin (3) « être né de
l’Esprit » (3,6b.8b).
(1) Jésus dit à Nicodème en
3,6 : « Ce qui est né de la chair (sarkos)
est chair (sarx), ce qui est né de
l’Esprit (pneumatos) est esprit (pneuma) », et en 3,12 :
« Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la terre, comment
croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? » Les couples
« la chair et l’Esprit » (3,6) et « le ciel et la terre »
(3,12) risquent d’être compris comme une opposition dualiste. Nous nous
demandons s’il y a une rivalité, d’une part, entre la chair et l’Esprit (3,6),
et d’autre part, entre le ciel et la terre (3,12).
En se référant à la création
en Gn 1 (cf. citation de Gn 1,1-2 au point 2 ci-dessous), la création nouvelle
par « naître de nouveau » n’est pas un duplicata de ce que Dieu a
créé. La création, au commencement dans le livre de la Genèse, est nécessaire
pour que la création nouvelle dans le quatrième Évangile ait lieu. La naissance
d’abord de la chair est indispensable pour que vienne la seconde naissance de
l’Esprit. Autrement dit, s’il n’y a pas de création de Dieu au commencement, il
n’y a pas non plus de création nouvelle. S’il n’y a pas la naissance de la
chair, il n’y a pas non plus la naissance de l’Esprit. Il n’y a donc pas opposition
entre la chair et l’Esprit ou dévalorisation de la chair, les deux sont
indispensables. Et pourtant, la chair est incapable d’atteindre des réalités
célestes. La chair ne suffit pas en elle-même. La vie éternelle ne vient pas de
la chair. Elle vient de l’Esprit et d’en haut. La naissance nouvelle ne
remplace pas la naissance de la chair, mais elle accomplit la naissance de la
chair. « Être né de l’Esprit » c’est laisser l’Esprit animer la chair
pour que la chair puisse atteindre son but : posséder la vie éternelle.
De même, la terre ne s’oppose
pas au ciel ; elle est le lieu de la révélation. Ce sont les hommes sur
cette terre que Dieu aime (3,16a). C’est dans le monde ici-bas que les hommes
regardent vers le ciel et reçoivent les dons d’en haut. Cependant, la terre ne
suffit pas en elle-même. Les hommes sur terre ont besoin des réalités du ciel pour
accéder à la vraie vie. Ainsi, « naître d’en haut » signifie laisser
les réalités célestes pénétrer chez l’homme ici-bas. Comme la pluie féconde la
terre, celui qui naît d’en haut peut entrer dans la communion avec Dieu et être
avec lui. Dans le contexte de 3,2-8, les choses de la terre que Jésus dit à
Nicodème sont « naître de la chair » (3,6a) et « le vent »,
image de celui qui est né de l’Esprit (3,8a). Jésus invite Nicodème à recevoir
le don de la naissance d’en haut pour croire en sa parole. Selon la révélation
de Jésus en 3,12, « croire » quand Jésus dit les choses de la terre
permet de « croire » quand il dit les choses du ciel. En tout cas, Nicodème
disparaît du récit après l’invitation à « croire » en 3,12. Il va réapparaître
en 7,50, puis en 19,39 comme le disciple de Jésus (cf. le parcours de Nicodème
plus haut).
(2) Jésus expilque « gennèthèi
anothen (naître de nouveau / d’en haut) » (3,3b) par « gennèthèi ek hudatos kai
pneumatos (naître d’eau et d’Esprit) » (3,5b). Cette expression
en grec contient une seule préposition « ek » (de) pour les deux termes « eau et esprit »
lesquels n’ont pas d’articles définis. Cette locution fait allusion à l’oracle
du Seigneur Yahvé en Ez 36,25-27 : « 25
Je répanderai sur vous une eau pure (hudôr
katharon) et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures et de
toutes vos ordures je vous purifierai. 26 Et je vous donnerai un coeur nouveau,
je mettrai en vous un esprit nouveau (pneuma
kainon), j’ôterai de votre chair le cœur de
pierre et je vous donnerai un cœur de
chair. 27 Je mettrai mon esprit (to
pneuma mou) en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous
observiez et pratiquiez mes coutumes. » (Les
références grecques sont prises dans la version de la Septante). Sur la maison
d’Israël, le Seigneur Yahvé répandera une eau
pure (hudôr katharov) et mettra un
esprit nouveau (pneuma kainon). L’eau et l’esprit ici sont les dons du Seigneur Yahvé pour purifier
et renouveler le cœur et l’esprit de la maison d’Israël. Ainsi le peuple élu sera
fidèle à l’Alliance du Seigneur.
Les termes « eau et Esprit » en Jn 3,5b renvoient aussi au
début du livre de la Genèse en Gn 1,1-2 : « 1
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. 2 Or la terre était vide et
vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un souffle (pneuma) de Dieu agitait la surface des eaux (tou hudatos). » Notons que chez certains
prophètes l’eau désigne l’Esprit (cf. Jl 3,1 ; Is 44,1-4 ; Za
12,10). Pour le lecteur de la Bible, la formule « naître d’eau et
d’Esprit » (3,5b) rappelle la promesse de renouvellement de son peuple (Ez
36 ; Jr 3,1-2) et la création de Dieu depuis le commencement (Gn 1,2). « Naître
d’eau et d’esprit » est donc un don de Dieu, une création nouvelle qui
permet d’entrer dans la Nouvelle Alliance inaugurée par Jésus. Ainsi, « naître
d’eau et d’esprit » s’enracine dans l’histoire du salut.
Une interprétation du baptême chrétien n’est pas exclue, baptême où l’expression
« naître d’eau et d’Esprit » (3,5b) est prononcée. En effet, la
présence de la communauté johannique se trouve dans le « nous » de
Jésus face à « vous » (Nicodème) en 3,11. Le glissement du
« je » au « nous » en 3,11 dévoile la situation historique
de la communauté johannique. Il s’agit d’un affrontement entre l’orthodoxie
juive et l’orthodoxie chrétienne. « Naître d’eau et d’Esprit » (3,5b),
par le baptême au nom de Jésus, confirme le statut de disciple et membre de la communauté
croyante. Dans l’ensemble de l’Évangile, la métaphore de l’eau renvoie à la
fois à « l’eau vive » que Jésus donne (4,13-14) et aux fleuves d’eau
vive symbolisant le don de l’Esprit (7,37-39).
(3) Dans l’explication en 3,6.8, Jésus parle de « ce qui est né de
l’Esprit » (to gegennèmenon ek tou
pneumatos) en 3,6b et « quiconque est né de l’Esprit » (ho gegennèmenon ek tou pneumatos), en
3,8b. Dans ces deux métaphores, il n’a pas le terme « eau » comme en
3,5b et il y a un article défini devant le mot « pneuma » (esprit). Notons que ce vocable a plusieurs sens.
Nous avons présenté les six
catégories de sens dans l’article : « Les sens du terme “pneuma”
(l’Esprit, la chose spirituelle, le vent...) dans l’Évangile de Jean. » Les cinq occurrences de
« pneuma » en 3,5-8
(3,5.6a.6b.8a.8b) possèdent l’un de ces trois sens : d’abord, trois
occurrences « pneuma » dans
les expressions : « naître d’eau et d’Esprit » (3,5b) et « être
né de l’Esprit » (3,6b.8b) désignent l’Esprit Saint. Ensuite, le deuxième
terme « pneuma » en
3,6b : « Ce qui est né de l’Esprit est esprit (pneuma) », signifie l’esprit du croyant habité par l’Esprit de
Dieu (une fois). Enfin, une occurrence en 3,8a, « to pneuma » signifie « le vent » comme Jésus le dit
à Nicodème : « Le vent (to
pneuma) souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où
il vient ni où il va. » Ainsi, en trois versets (3,5-8), le même terme
« pneuma » désigne l’Esprit
Saint en 3,5b.6b.8b, l’esprit de l’homme en 3,6b et le vent en 3,8a.
L’image du vent est appliqué au croyant en 3,8b : « Ainsi en
est-il de quiconque est né de l’Esprit », dit Jésus. La métaphore du vent
ou du souffle (to pneuma) en 3,8a
décrit quatre caractéristiques : sa puissance (souffle où il veut), sa
présence (tu entends sa voix), son origine (d’où il vient) et son terme (où il
va). Ce sont des caractéristiques de celui qui est né de l’Esprit. Cette œuvre
de l’Esprit est invisible mais on peut constater la puissance divine chez celui
qui est né de l’Esprit.
Cette naissance renvoie au rôle de l’Esprit Saint dans l’Évangile. Au
début de la mission de Jésus, l’Esprit descend et demeure sur Jésus, comme Jean
le Baptiste le témoigne en 1,32 : « J’ai vu l’Esprit (to pneuma) descendre, tel une colombe
venant du ciel, et demeurer sur lui. » Jésus est celui qui baptise dans
l’Esprit Saint (pneumati hagiôi),
déclare Jean le Baptiste en 1,33d. En 7,39, le narrateur relate que Jésus parle
(7,37a-38b) du don de l’Esprit que les croyants recevront quand Jésus sera
glorifié sur la croix (7,39). Dans les discours d’adieux, Jésus révèle aux
disciples les activités du « Paraclet (paraclètos) »
(14,16.26 ; 15,26 ; 16,7). Ce personnage est identifié à « l’Esprit
Saint (to pneuma to hagion) » (14,26)
et à « l’Esprit de vérité (to pneuma
tès alètheias) » (15,26 ; 16,13). Le Paraclet, l’Esprit de vérité,
rend témoignage à Jésus (15,26), le glorifie (16,14a) et établit la culpabilité
du monde (16,8b). Après le retour de Jésus auprès de son Père, le rôle du
Paraclet, l’Esprit Saint, est vital pour la communauté des disciples : il
demeure à jamais chez les disciples (14,17b) ; les enseigne et leur
rappelle tout ce que Jésus leur a dit (14,26b) ; les guide dans la vérité
toute entière (16,13b).
Le narrateur emploie le vocable « pneuma » pour décrit la mort de Jésus sur la croix en
19,30 : « Quand il eut pris le vinaigre, Jésus
dit : “C’est achevé” et, inclinant la tête, il remit l’esprit (paredôken to pneuma). » Cette
manière inhabituelle décrivant la mort d’une personne : « remettre l’esprit »
a une portée théologique. La glorification de Jésus sur la croix est le moment où
les croyants reçoivent le don de l’Esprit (cf. 7,39). Le
jour de Pâques, Jésus donne l’Esprit aux disciples, le narrateur relate en 20,22 :
« Il [Jésus] souffla sur eux [les disciples] et leur dit : “Recevez l’Esprit
Saint (pneuma hagion).” »
Selon la théologie johannique, il y a un lien étroit, d’une part, entre
Jésus et l’Esprit Saint, et d’autre part, entre ce dernier et les croyants. Le
fait d’« être né de l’Esprit » est donc inséparable de la reconnaissance
de l’identité de Jésus. Dans cette perspective, le dialogue avec Nicodème
aboutit à un monologue (3,13-21) où se dévoile l’identité divine de Jésus et sa
mission. En tout cas, la tournure « né de l’Esprit » souligne le rôle
de l’Esprit Saint dans la nouvelle naissance. Jésus invite Nicodème et le
lecteur à recevoir le don de la naissance de l’Esprit pour pouvoir
« voir » Jésus et « entendre » sa parole. Selon la
théologie johannique, « être né de l’Esprit » en 3,6b.8b renvoie à « être
né de Dieu » dans le Prologue (1,12-13). Dans le dialogue en 3,2-8, le
parallèle entre « naître de nouveau » (3,3b) et « naître d’eau
et d’Esprit » (3,5b) est la condition pour « voir » (3,3c) et « entrer dans
le Royaume de Dieu » (3,5c).
La révélation de Jésus en 3,3 et 3,5 met en parallèle, d’une part, entre
« naître de nouveau / d’en haut » (3,3b) et « naître d’eau et
d’Esprit » (3,5b) ; et d’autre part, entre « voir (idein) le royaume de Dieu » (3,3c) et
« entrer (eiselthein) dans le
royaume de Dieu » (3,5c). Ainsi, le verbe « voir » (idein) en 3,3c n’est plus simplement un
regard ou une vision mais implique un mouvement, un déplacement, un engagement :
l’entrée dans…
Quand peut-on « entrer dans » et « voir » le Royaume
de Dieu ? Est-ce à la mort ou à la fin des temps ? Non, puisque Jésus
propose à Nicodème une naissance de nouveau, maintenant, en ce monde ci. De
plus, Jésus compare celui qui est né de l’Esprit (le croyant) avec le vent en
3,8. Ainsi « voir le royaume de Dieu » (3,3c) et « entrer dans
le royaume de Dieu » (3,5c) est une réalité pour celui qui croit en Jésus et
qui la possède dès à présent sur terre. Ce n’est pas une réalité à attendre, mais
elle est bien déjà là dans la vie du croyant. « Voir » et
« entrer » dans le Royaume de Dieu (3,3c.5c) équivalent donc à avoir
la vie éternelle. En effet, Jésus déclare à la foule en 6,40b :
« Quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle. » Le
croyant possède la vie éternelle dès à présent. Le dialogue en 3,2b-12 montre
que la foi en Jésus est un don de Dieu. Ce don de la nouvelle naissance se réalise
dans cette vie sur terre. Dès maintenant, celui qui est né de l’Esprit voit
déjà le Royaume de Dieu, est entré et y vit. En sachant que avoir pleinement
les réalités d’en haut (la vie éternelle, voir et entrer dans le Royaume de
Dieu) de manière définitive aura lieu après son passage de ce monde vers le
Père. Le thème de la naissance en 3,2-12 comme le don de l’Esprit renvoient à
la révélation de Jésus sur l’attirance du Père en 6,44a : « Nul ne
peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire », dit-il aux Juifs.
« Venir à Jésus » est d’abord un don de Dieu, en même temps,
la collaboration de l’homme est indispensable. Nous étudions l’attirance du
père et le travail de l’homme (6,25-45) en
trois temps : (1) Dieu, le Père, celui qui a envoyé Jésus (6,25-59) ;
(2) le Père attire les hommes vers son Fils (6,44a) ; (3) l’écoute (6,45b)
et le travail de l’homme (6,27a).
Dès le début du discours sur le pain de vie (6,25-59), Jésus identifie
Dieu avec son Père en disant à la foule en 6,27 : « Travaillez non
pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure en vie
éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme, car c’est lui que le Père
(ho patèr), Dieu (ho theos), a marqué de son sceau. »
Il en est de même dans sa révélation en 6,32-33 : « 32 En vérité, en
vérité, je vous le dis, non, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui
vient du ciel ; mais c’est mon Père (ho
patèr mou) qui vous le donne, le pain qui vient du ciel, le vrai ; 33 car
le pain de Dieu (tou theou), c’est celui
qui descend du ciel et donne la vie au monde. » En 6,46, Jésus dit aux
Juifs : « Non que personne ait vu le Père (patera), sinon celui qui vient d’auprès de Dieu (para tout theou) : celui-là a vu le
Père (patera). » Dans le
discours sur le pain de vie (6,25-59), Jésus mentionne le Père dix fois (6,27.32.37.40.44.45.46a.46b.57a.57b)
dans lesquelles deux fois Jésus le nomme « mon Père » (6,32.40) ;
Jésus cite Dieu cinq fois (6,27.29.33.45.46). La foule parle de « l’œuvre
de Dieu » une fois en 6,28b. Dans le discours (6,25-59), Jésus attribue à son
Père le titre de « celui qui m’a envoyé » en cinq fois dont trois
fois avec le verbe « pempô (envoyer) »
(6,38.39.44), deux fois avec le verbe « apostellô (envoyer) » (6,29.57). Ainsi, l’identification entre
« le Père » (ho patèr) et
« Dieu » (ho theos) est
explicite. Pour Jésus, Dieu, le Père est son Père, celui qui l’a envoyé dans le
monde.
Les élocutions « mon Père » et « celui qui m’a
envoyé », confirment que l’autorité de Jésus repose sur le Dieu d’Israël,
son Père. Cette précision a une grande importance dans la théologie johannique,
puisque les Juifs, les Pharisiens croient aussi en Dieu, mais ils ne croient
pas en Jésus. Dans cette vision, Jésus dit aux Pharisiens en 8,19b :
« Vous ne connaissez ni moi ni mon Père ; si vous me connaissiez,
vous connaîtriez aussi mon Père. » c’est-à-dire, ils ne connaissent pas
Dieu. Pour les Juifs, l’identification entre le Dieu d’Israël et le Père de
Jésus est impensable. Ils se heurtent à une révélation qui aveugle leurs yeux
et esprits. C’est pourquoi à la fin de la mission de Jésus, les Juifs l’accusent
de blasphème en lui disant en 10,33 : « Ce n’est pas pour une bonne œuvre
que nous te lapidons, mais pour un blasphème et parce que toi, n’étant qu’un
homme, tu te fais Dieu. » Les Juifs croient au Dieu d’Israël mais ne
reconnaissent pas l’identité divine de Jésus.
Le rôle de Dieu le Père est capital dans le ch. 6. Par exemple le Père
est le sujet du verbe « didômi »
(donner) dans la parole de Jésus adressée à la foule en 6,32 : « En
vérité, en vérité, je vous le dis, non, ce n’est pas Moïse qui vous a donné (dedôken) le pain qui vient du
ciel ; mais c’est mon Père qui vous le donne (didôsin), le pain qui vient du ciel, le vrai. » Jésus lui-même
reçoit du Père et il est venu pour faire la volonté du Père, comme il le révèle
à la foule en 6,37-39 : « 37 Tout ce que me donne (didôsin) le Père viendra à moi, et celui
qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors ; 38 car je suis descendu du
ciel pour faire (poiô) non pas ma
volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. 39 Or c’est la volonté de
celui qui m’a envoyé que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné (dedôken), mais que je le ressuscite au
dernier jour. » La mention « œuvre de Dieu », deux fois en
6,28.29, marque le rôle du Père. Face au reproche des Juifs à Jésus de
transgresser le Sabbat, il leur dit en 5,17 : « Mon Père est à
l’œuvre jusqu’à présent et j’œuvre moi aussi. » Jésus situe son travail
sur le même plan que le Père, il nous dévoile ainsi l’action constante du Père
et la relation intime avec son Père.
En résumé, dans le discours sur le pain de vie (6,25-59), Jésus révèle
que le Dieu d’Israël est son Père, lui qui l’a envoyé dans le monde. Le rôle du
Père est richement rappelé puisqu’il est le sujet de plusieurs verbes :
« donner » (didômi),
« envoyer » (« pempô, apostellô),
« attirer » (helkô), etc.
Nous analysons maintenant l’action du Père d’attirer les hommes vers son Fils.
L’amour du Père pour l’humanité (cf. 3,16) se manifeste dans son action
d’attirer les hommes vers son Fils. Jésus révèle aux Juifs en 6,44a :
« Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire. »
Cette révélation accentue la condition primordiale pour devenir disciple de
Jésus ; c’est-à-dire sans l’attirance du Père, l’homme ne peut pas venir à
Jésus. Dans cette perspective, tous ceux qui viennent à Jésus sont ceux que le
Père lui a donnés (6,37a.39b). Ainsi, croire en Jésus est d’ordre du don.
La phrase négative en 6,44a (« nul ne peut... »)
est-elle une exclusion ? Dans la parole en 6,44a, Jésus parle de son Père
(si le Père…), de lui-même (venir à moi) et de l’homme (nul ne peut…). Cette
phrase peut causer un double malentendu : (1) du côté du Père, il y a
un risque de la comprendre comme une exclusion, un déterminisme ; (2) du
côté de l’homme, si l’attirance du Père suffit pour venir à Jésus, le risque
est de ne rien faire. L’effort de l’homme pour mieux voir et
entendre Jésus n’est plus nécessaire. En tout cas, l’expression « nul
ne… » (oudeis) exclut tous les
cas exceptionnels. Seules des personnes qui sont attirées par le Père peuvent
venir à Jésus. On se demande s’il y a des hommes que le Père n’attire pas. Les deux
remarques ci-dessous éliminent une interprétation déterministe de la parole de
Jésus en 6,44b :
(1) D’abord, quand la foule demande Jésus en 6,34 : « Seigneur,
donne-nous toujours ce pain-là », il leur répond en 6,35 : « Je
suis le pain de vie. Qui vient (ho
erkhomenos) à moi n’aura jamais faim ; qui croit (ho pisteuôn) en moi n’aura jamais soif. » En 6,47, Jésus affirme
aux Juifs, de manière solennelle : « En vérité, en vérité, je vous le dis,
celui qui croit (ho pisteuôn) a la
vie éternelle. » Les expressions en participe du verbe : « ho erkhomenos » (qui vient),
« ho pisteuôn » (qui croit)
concernent tout homme. Le pronom relatif indéfini « quiconque » (pas) dans les paroles de Jésus en
6,40b : « Que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie
éternelle » et en 6,45b : « Quiconque (pas) s’est mis à l’écoute du Père et à son école vient à moi »
veut dire « toute personne qui… ». Ainsi, Jésus invite tout homme de venir
à lui.
(2) Ensuite, la citation dans la parole de Jésus en 6,45a :
« Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous enseignés par Dieu » est une paraphrase d’Is
54,13 et Jr 31,33-34. Jésus emploie un pronom indéfini « tous » (pantes) en Jn 6,45a, littéralement :
« Tous seront enseignés par
Dieu », tandis qu’en Is 54,13, le sujet du verbe est « tous tes
enfants » : « Tous
tes enfants seront disciples de Yahvé, et grand sera le bonheur de tes
enfants. » Le glissement de « tous tes enfants » en Is 54,13 à
« tous » en Jn 6,45a est un indice de l’universalité dans
l’enseignement de Jésus : tout homme peut venir à lui. Dans le contexte du
récit, le Père attire donc tout homme vers son Fils. Le déterminisme est exclu.
Les remarques plus haut montrent que l’accent de syntagme « nul ne
(oudeis) » (6,44a) n’est pas posé
sur celles-là seulement, mais aussi sur une condition fondamentale : toute
autre voie est exclue pour venir à Jésus. S’il n’y a pas de déterminisme en
6,44a et que tout homme est attiré par le Père, quel est l’intérêt de la
révélation de Jésus en 6,44a ? Le verset 6,44a est une partie de la
réponse de Jésus à l’objection des Juifs en 6,41-42. Ils sont scandalisés par
le paradoxe sur l’origine de Jésus : il est à la fois le fils de
Joseph et descendu du ciel (cf. 6,42). Le raisonnement humain ne permet pas d’inclure
ensemble ces deux réalités. Au lieu de répondre directement à l’objection des
Juifs (6,42), Jésus leur rappelle que c’est le Père qui attire les hommes pour
que ces derniers puissent venir à lui (6,44a) et reconnaître le mystère de son
identité. Comptant sur leur propre force et raisonnement, les Juifs ne peuvent
pas parvenir à recevoir la révélation de Jésus sur son origine et son identité.
En 6,44-45, Jésus dévoile aux Juifs la nécessité de connaître le rôle déterminant
du Père, dans la démarche de venir à lui. L’attirance du Père est l’œuvre de
Dieu, comme l’écrit P.-M. Jerumanis, Réaliser la communion
avec Dieu, p. 69 : « À tout moment, le “croire” est donc œuvre
de Dieu. Cette action de Dieu est première et absolument nécessaire :
sans elle, le “croire” serait impossible pour l’homme. » La parole de
Jésus en 6,44a montre que l’attirance du Père est le don primordial avant même
la décision de l’homme de suivre Jésus. Le but de cette action du Père vise à
ce que l’homme puisse venir à Jésus et devenir son disciple.
La révélation en 6,44a affirme à la fois l’autorité de Jésus dans son
enseignement et son intimité avec le Père. L’œuvre du Père (attirer les hommes
vers le Fils) et la mission de Jésus (donner la vie éternelle à ceux qui
croient en lui) manifestent l’unité d’action entre le Père et le Fils dans
l’œuvre du salut (cf. 3,16). Le Fils nous fait connaître le Père (cf. 1,18c) et
le Père attire les hommes vers son Fils (6,44a). L’œuvre du Père et celle du
Fils sont inséparables. X. Léon-Dufour, Lecture
de l’Évangile selon Jean, t. II, p. 157-158 remarque : « L’action
de Jésus et celle du Père sont donc circulaires. Tout passe par Jésus et
cependant tout procède du Père et tout aboutira au Père. »
En résumé, face à l’objection des Juifs (6,41-42), Jésus affirme que
l’attirance du Père est le point de départ de la démarche de venir à lui. La
foi est, avant tout, un don gratuit de Dieu. Ainsi, l’homme ne parvient pas à
croire en Jésus par sa propre force, l’attirance du Père est primordiale. C’est
seulement dans l’attitude d’ouverture au don du Père qu’une écoute de Dieu (6,45b)
et un travail à ses œuvres (6,27a) sont possibles.
3. L’écoute (6,45b) et le travail de
l’homme (6,27a)
L’attirance du Père est décisive pour que l’homme puisse venir à Jésus
mais ce processus ne devient complet qu’avec la volonté et le travail de
l’homme. En effet, il y a deux manières de « voir » : (a) un
« voir » sans parvenir à « croire » comme Jésus le dit à la
foule en 6,36 : « Vous me voyez et vous ne croyez pas » et (b)
un « voir » authentique dont parle Jésus en 6,40b : « Que quiconque
voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ». Ce voir n’est
possible qu’avec l’apprentissage de l’homme dans l’écoute du Père, Jésus dit
aux Juifs en 6,45 : « Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous enseignés par Dieu. Quiconque
s’est mis à l’écoute du Père et à son école vient à moi. » Littéralement
de 6,45b : « Quiconque a entendu (pas
ho akousaas) d’auprès du Père (para
tou patros) et a appris (kai mathôn)
vient à moi (erkhetai pros eme). »
Dans cette phrase, les verbes « akouô »
(entendre) et « manthanô »
(apprendre) sont au participe aoriste : « ho akousaas » (qui a entendu) et « mathôn » (qui a appris).
L’effort de la part de l’homme pour entendre le Père et comprendre son enseignement
est nécessaire.
En 6,27a, Jésus demande à la foule de « travailler » (ergazomai) : « Travaillez non
pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure en vie
éternelle. » La foule demande à Jésus : « Que devons-nous faire
pour travailler aux œuvres de Dieu ? » (6,28) Il leur répond en
6,29 : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a
envoyé. » Travailler aux œuvres de Dieu est de venir à Jésus et croire en
lui. La contribution de l’homme dans la démarche de venir à Jésus se résume donc
en trois verbes : « écouter / entendre » (akouô), « apprendre » (manthanô) en 6,45b et « travailler » (ergazomai) en 6,27a.
La première condition pour pouvoir « voir » et « entendre »
réellement Jésus ne vient pas de l’homme mais de Dieu. L’Évangile présente ce
don primordial du Père en deux thèmes : la nouvelle naissance (3,3-8) et
l’attirance du Père (6,44a). La deuxième condition est aussi
indispensable : écouter le Père (6,45b) et travailler aux œuvres de Dieu
(6,29).
Pour la nouvelle naissance, Jésus en parle de plusieurs manières :
naître « anothen » (de
nouveau / d’en haut) en 3,3b.7b ; « naître d’eau et d’Esprit »
(3,5b) ; « être né de l’Esprit » (3,6b.8b). Cette naissance est
la condition pour « voir » et « entrer dans le Royaume de
Dieu » (3,3c.5c), c’est-à-dire avoir la vie éternelle, ici et maintenant. Être
né de l’Esprit renvoie à être engendré de Dieu (1,13). Jésus invite Nicodème,
et à travers lui, le lecteur à recevoir le don de la nouvelle naissance pour
pouvoir « voir » et « entendre » Jésus. Le malentendu de
Nicodème en 3,4 est intéressant : d’une part, la référence à la naissance
physique permet d’éviter une spiritualisation rapide de la
« naissance de nouveau ». En effet, comme le nouveau-né reçoit
pleinement la vie de ses parents, l’engendré d’en haut reçoit totalement le don
de la vie nouvelle de Dieu. D’autre part, par la double question de Nicodème,
le lecteur bénéficie de la révélation explicative de Jésus.
Pour être attiré par le Père, Jésus révèle ainsi aux Juifs, en
6,44a : « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne
l’attire. » Devant le malentendu de la foule (6,14-15) à la vue du signe
de la multiplication des pains (6,11-13) et l’objection des Juifs sur l’origine
de Jésus (6,41-42), ce dernier communique aux Juifs et au lecteur la condition
fondamentale pour venir à lui et comprendre le mystère de son identité (le fils
de Joseph et descendu du ciel). L’attirance du Père est un don pour tout homme.
Il n’y a ni exclusion ni déterminisme.
Ce premier pas de Dieu est nécessaire, mais la collaboration de l’homme
est aussi décisive. Le « oui » de l’homme recevant le don de Dieu
permet, d’une part, d’ouvrir les yeux pour voir la manifestation de Dieu dans
les signes que Jésus a faits, et d’autre part, d’ouvrir les oreilles pour
entendre sa parole. Jésus invite ses auditeurs et le lecteur à écouter le Père
(6,45b) et à travailler aux œuvres de Dieu, à savoir croire en celui que le
Père a envoyé dans le monde (cf. 6,29).
« Voir » et « entendre » authentiques ne
s’acquièrent pas une fois pour toutes ; il s’agit d’un apprentissage tout
au long d’une vie. À travers le récit de l’aveugle-né (9,1-41) et le discours
de Jésus en 10,1-21, le narrateur présente le cheminement de « voir »
et « entendre » dans la section 9,1–10,21 que nous étudierons dans un
autre article./.
Source : https://leminhthongtinmunggioan.blogspot.co.il/2017/11/jn-31-12-625-45-etre-ne-de-lesprit-et.html
Bibliographie
JEANNE D’ARC,
Évangile selon Jean, Présentation du texte grec, traduction et notes
(Les évangiles), Paris, Les Belles Lettres - DDB, 1990.
Jerumanis, P.-M., Réaliser
la communion avec Dieu : croire, vivre et demeurer dans l'évangile selon S.
Jean, (ÉtB.NS 32), Paris, Gabalda,
1996.
LÉON-DUFOUR, Xavier, Lecture de l’Évangile selon Jean, t.
I : chapitre 1–4, (Parole de Dieu), Paris, Le Seuil, 1988.
LÉON-DUFOUR, Xavier, Lecture de l’Évangile
selon Jean, t. II : chapitres 5–12, (Parole de Dieu), Paris,
Le Seuil, 1990.
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« entendre »
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