31/01/2018

“Aimer (agapaô) les ténèbres” (Jn 3,19c) et “aimer (phileô) son propre bien” (Jn 15,19a)



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Le 31 janvier 2018


Contenu

I. Introduction
II. L’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c)
     1. Le contexte et la structure de 3,13-21 et 3,18-21 
     2. La lumière et les ténèbres (3,18-21)
     3. Le jugement (3,17-19)
     4. Les œuvres mauvaises (3,19d)
     5. Aimer les ténèbres (13,19c)
III. L’amour du monde pour son propre bien (15,19a)
     1. Le contexte et la structure de 15,18-19
     2. Le substantif « to idion » (15,19a)
     3. Aimer (phileô) son propre bien (15,19a)
IV. Conclusion
     Bibliographie
  


I. Introduction

Le thème de l’amour dans le quatrième Évangile est présenté par les termes : « agapè » (amour), « agapaô » (aimer), « philos » (ami) et « phileô » (aimer d’amitié), cf. article : « Le thème de l’amour et de l’amitié dans l’Évangile de Jean. » Quant à la haine, elle ne s’exprime que par le verbe « miseô » (haïr), le substantif « haine » n’étant pas employé. Ce sujet est étudié dans l’article : « Jn 15,18–16,4a : La haine du monde hostile. » Le thème de l’amour est souvent attribué à Dieu, à Jésus et aux disciples. Existe-t-il un amour exprimé par « agapaô » (aimer) et « phileô » (aimer d’amitié) qui s’oppose à l’amour de Dieu ? Il existe trois passages où ces deux verbes vont ensemble : 3,13-21 ; 15,9-25 ; 12,25.

(1) Dans le discours de Jésus en 3,13-21, il y a deux thématiques liées à l’amour et à la haine. Dans un sens, Jésus révèle en 3,16 : « Car Dieu a tant aimé (êgapêsen) le monde qu’il a donné son Fils, l’Unique-Engendré, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle » ; et en 3,19 : « Et tel est le jugement : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé (êgapâsan) les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises. » Dans un autre sens, « aimer les ténèbres » (3,19c) conduit à « haïr la lumière » (3,20a) comme Jésus le dit en 3,20 : « Quiconque, en effet, commet le mal hait (misei) la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient démontrées coupables. »

(2) Le deuxième récit qui traite l’amour et la haine se trouve en 15,9-25. D’une part, l’amour et l’amitié sont mis en relief en 15,9-17. Il s’agit de l’amour (agapè) réciproque entre Jésus et le Père, entre Jésus et les disciples (15,9-10), et les disciples entre eux (15,12). Cet amour (15,9-17) précède la haine et la persécution du monde (15,18–16,4a). D’autre part, le monde hostile aime son propre bien comme Jésus le dit aux disciples en 15,19a : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait (ephilei) son bien (to idion). » La BiJér traduit « to idion » par « son bien ». Nous préférons le rendre par « son propre bien » (cf. l’étude au point III.2 ci-dessous).

(3) Le troisième endroit où les verbes « aimer » et « haïr » vont ensemble est en 12,25. Jésus déclare : « Qui aime (ho philôn) sa vie la perd ; et qui hait (ho misôn) sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle » (12,25). Il s’agit de « haïr la vie » du côté de Jésus et des disciples. Jésus est le premier qui hait sa vie face à la haine du monde et il invite les disciples à le suivre (12,26), cf. l’article de J. Lê Minh Thông, « “Aimer sa vie et haïr sa vie(Jn 12,25) dans le quatrième évangile »dans la Revue Biblique, vol. 115, 2008, p. 219-244.

Cette observation montre la richesse de sens des verbes « aimer » et « haïr » dans l’Évangile. Du côté de Jésus et de ses disciples le thème de l’amour est dominant en même temps, il existe un amour de ceux qui refusent de croire en Jésus : c’est aimer les ténèbres (3,19c), et aimer son propre bien (15,19a). Quel est le sens de cet amour ? Quelles sont les manifestations de l’amour des ténèbres (3,19c) et de l’amour pour son propre bien (15,19a) ? Quelles sont les conséquences de cette manière d’aimer ? Pour éclairer ces questions, nous étudions dans cet article l’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c) et l’amour du monde hostile pour son propre bien (15,19a). Nous plaçons ces sujets dans le contexte de l’Évangile puisque chaque élément du récit est éclairé par l’ensemble de la théologie johannique.

II. L’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c)

L’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c) est traité en cinq points : (1) le contexte et la structure de 3,13-21 et 3,18-21 ; (2) la lumière et les ténèbres (3,18-21) ; (3) juger et le jugement (3,17-19) ; (4) les œuvres mauvaises (3,19d) ; et (5) aimer (agapaô) les ténèbres (3,19c).

     1. Le contexte et la structure de 3,13-21 et 3,18-21 

La phrase « aimer les ténèbres » (3,19c) appartient au monologue de Jésus (3,13-21). Ce sujet est traité en quatre points : (1) la structure de la partie 2,23–3,36 ; (2) le contexte et la structure du monologue (3,13-21) ; (3) la dimension universelle du monologue ; (4) la structure de l’unité 3,18-21.

(1) La structure de la partie 2,23–3,36 montre le parallèle entre le monologue de Jésus (3,13-21) et celui de Jean le Baptiste (3,31-36) :


Nous avons présenté cette structure dans l’article : « Le témoin oculaire et auriculaire dans l’Évangile selon Jean. » Le lien entre 2,23-25 et 3,1-2 ainsi que la structure de 3,1-12 sont étudiés dans l’article : « Jn 3,1-12 ; 6,25-45 : Être né de l’Esprit et attiré par le Père pour voir et entendre Jésus. » La partie 2,23–3,36 contient deux sections (2,23–3,21 ; 3,22-36) et se structure en parallèle selon le même modèle : un récit, un dialogue et un monologue. (Cf. X. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile, t. I, p. 280-284).

(2) Le monologue de Jésus (3,13-21) se trouve dans la première section (2,23–3,21) ; il est caractérisé par le changement du pronom pluriel « vous » dans le dialogue (3,2b-12) au pronom singulier de la troisième personne. Le monologue se structure en trois unités avec le parallèle entre l’œuvre du salut de Dieu en son Fils (A, A’, A’’, A’’’) et la décision du croyant (B, B’, B’’, B’’’), cf. M. Gourgues, « Hautè de estin hè krisis (Jn 3,19a) », p. 132.


Ce monologue n’est pas une péricope isolée. Au contraire, il répond au problème de « savoir » de Nicodème. Après avoir dévoilé l’ignorance de Nicodème (3,10), Jésus introduit le thème « croire » (pisteuô) en lui disant en 3,12 : « Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? » Puis, dans le monologue (3,13-21), Jésus révèle « les choses du ciel » (le salut) et la décision de l’homme (croire ou refuser).

Dans le récit (2,23–3,2a) et le dialogue avec Nicodème (3,2b-12), le thème de la connaissance est souligné à travers les verbes « oida » (3,2.8.11) et « ginôskô » (2,24.25 ; 3,10) qui signifient « savoir », « connaître », « reconnaître » (cf. l’étude de ces verbes dans la péricope Jn 15,18–16,4a). Dans le monologue, Jésus parle de la décision de l’homme : croire ou ne pas croire en lui en tant que Fils de l’homme et Fils, Unique-Engendré de Dieu. Dans la section 2,23–3,21, le verbe « pisteuô » (croire) apparaît en huit occurrences dont deux fois dans le récit (2,22.23), deux fois dans le dialogue (3,12a.12b) et cinq fois dans le monologue (3,15.16.18.a.18b.18c). Notons que « croire » (99 occurrences) est l’objectif de l’Évangile comme le narrateur le dit dans la première conclusion de l’Évangile (20,31). Ainsi, le thème de « croire » est central à la théologie johannique, (cf. article : « Croire (pisteuô) dans l’Évangile de Jean. » Une vraie connaissance conduit à croire en Jésus ; en même temps, la foi permet de connaître davantage l’identité de Jésus et comprendre mieux son enseignement. F. Grob, Faire l’œuvre de Dieu, p. 28, souligne : « L’identité de Jésus n’est pas l’objet d’un savoir […] Reconnaître Jésus est l’effet d’un “croire”. »

Le monologue (3,13-21) contient plusieurs affirmations théologiques importantes : Dieu a aimé le monde en lui donnant son Fils (3,16a) ; Dieu a envoyé son Fils pour que le monde soit sauvé par lui (3,17) ; le jugement pour ceux qui ne croient pas en Jésus (3,18) ; aimer les ténèbres par les hommes et haïr la lumière pour celui qui commet le mal (3,19-20). La fin du monologue souligne deux manières d’agir, d’une part, « commettre le mal » ou « faire la vérité » et, d’autre part, « haïr la lumière » ou « venir à la lumière » (3,20-21). Selon la structure du monologue, l’initiative de Dieu vient en premier, l’amour de Dieu (3,16) précède le refus de l’homme (3,19). Le monologue (3,13-21) introduit au récit de l’Évangile parce qu’il annonce le conflit et le refus face à l’amour de Dieu. Les thèmes du monologue sont donc des clés de lecture du récit.

(3) La dimension universelle dans le monologue (3,13-21) est indéniable. En effet, le dialogue avec Nicodème (3,2b-12), l’un des notables juifs, contient déjà une dimension universelle puisque la révélation à Nicodème est valable pour tous. Dans le monologue (3,13-21), Jésus s’adresse à un auditoire beaucoup plus large ; tout homme s’y retrouve. Dieu aime le monde (kosmos) et envoie son Fils pour le sauver (3,16), le monde ici désigne l’humanité entière. De plus, l’utilisation du participe des verbes fait que le sujet d’action renvoie à tout homme. Le participe du verbe « croire » : « ho pisteuôn » (le croyant), « ho mè pisteuôn » (le non-croyant), cf. 3,17-18, le participe de « commettre » : « ho prassôn » (le commettant), le participe de « faire » : « ho poiôn » (le faisant), cf. 3,20-21. Les termes « hoi anthrôpoi » (les hommes) en 3,19, « pas » (tout, quiconque) en 3,15.16.20 ont une portée générale.

Ce style généralisé a un autre effet littéraire. Le fait que le protagoniste en 3,19c soit « les hommes » surprend le lecteur. Si les hommes, d’une façon générale, aimaient les ténèbres plus que la lumière, il n’y aurait plus personne pour venir à la lumière. Cette généralisation reflète le style johannique. En effet, dès le Prologue, il semble que la lumière n’est pas accueillie comme le narrateur le rapporte en 1,10 : « Il [le Logos] était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. » Au moment où le refus paraît total de la part du monde, le Prologue change de ton en 1,12 : « Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom », relate le narrateur. Ce style généralisé permet une actualisation pour la communauté johannique et pour le lecteur.

R. Schnackenburg, The Gospel, vol. I, p. 404, remarque : « Le verdict de l’évangéliste au v. 19 [3,19] ne doit pas se prendre de façon purement historique ; le jugement a lieu (estin, et pas hèn) chaque fois que les hommes préfèrent les ténèbres à la lumière et ne croient pas au Fils de Dieu. Ce sont “les hommes” (hoi anthrôpoi) qui sont visés et non pas seulement les Juifs du temps de Jésus. L’évangéliste intègre son expérience et celle de ses communautés dans celle même de Jésus. » Le récit de l’Évangile se présente comme un procès entre la lumière et les ténèbres, par conséquent, le style généralisé accentue le caractère polémique. Dans cette perspective, la révélation de Jésus concerne l’humanité entière. Chaque lecteur est invité à venir à la lumière pour avoir la vie éternelle.

(4) La structure de l’unité 3,18-21 développe le principe du jugement. Il s’agit de la réponse de l’homme face à la lumière. En 3,19-21 (trois versets), il y a cinq occurrences (3,19a.19b.20a.20b.21) du mot « phos » (lumière). Notons que l’occurrence précédente de ce terme se trouve en 1,9 et celle de la suivante est en 5,35, c’est-à-dire entre les ch. 1–5, le thème de la lumière n’apparaît qu’en 3,19-21. L’expression « la lumière est venue dans le monde » (3,19b) renvoie au Prologue : « Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme, venant dans le monde » (1,9). La lumière est constatable par sa clarté : elle est un élément extérieur et visible, tandis que « aimer » et « haïr » appartiennent au domaine psychique : ce sont des états intérieurs et invisibles. On ne peut que les constater par leurs manifestations externes : « commettre le mal » (3,20a) ou « faire la vérité » (3,21a). Le thème de la lumière et l’alternance des éléments extérieurs (visibles) et intérieurs (invisibles) de l’homme, dans l’unité 3,18-21, permet d’établir une structure en chiasme (A, B, C, B’, A’) comme suit :


Il y a trois éléments structurant l’unité 3,18-21 : (a) La structure de 3,18-21 joue sur les aspects extérieurs et intérieurs de l’homme, lesquels correspondent à des éléments visibles (la lumière, les œuvres) et invisibles (aimer, haïr). De ce fait, ceux qui font le mal ont peur que leurs œuvres soient révélées (3,20b), par contre ceux qui font la vérité veulent que leurs œuvres soient manifestées (3,21b). Il s’agit de rendre visible ce qui est invisible. (b) La sous unité 3,20-21 développe le principe de 3,18 (A, B) : celui qui croit en Jésus (A. 3,18a) renvoie à celui qui fait la vérité (A’. 3,21) ; et celui qui ne croit pas (B. 3,18b) correspond à celui qui commet le mal, hait la lumière et ne vient pas à la lumière (B. 3,20). P.-M. Jerumanis, Réaliser la communion, p. 161, note : « Dans ces versets [3,18-21] le “croire”… et le “venir à la lumière” se trouvent dans un parallélisme si étroit qu’on peut presque les considérer comme interchangeables. » (c) Après le principe du jugement (3,18), les v.19-21 se structurent autour du terme « lumière ». La lumière est venue dans le monde (3,19b) mais les réactions des hommes devant la lumière se répartissent en deux catégories : venir (3,21a) ou ne pas venir à la lumière (3,20b). En 3,20a, la conjonction « gar » (en effet) explique le verset précédent et le terme « pas » (quiconque) renvoie aux hommes en 3,19c. Ainsi, 3,20 (B’) et 3,21 (A’) sont en parallèle antithétiques. L’unité « C » (3,19) au centre explique la raison profonde du refus de croire : aimer les ténèbres plus que la lumière (3,19c).

Malgré l’insistance sur le motif du jugement (B, C, B’) le monologue se termine par « faire la vérité » et « venir à la lumière » (3,21a) comme une invitation adressée au lecteur. L’encadrement positif (A. 3,18a // A’. 3,21) forme donc une unité littéraire qui manifeste discrètement le triomphe de la lumière sur les ténèbres.

     2. La lumière et les ténèbres (3,18-21)

Nous traitons le dualisme « lumière–ténèbres » en quatre points : (1) les éléments opposés en 3,16-21 ; (2) le sens de la lumière et les ténèbres ; (3) la nuance entre « skotia » et « skotos » (les ténèbres) ; (4) le dualisme théologique de la lumière et les ténèbres.

(1) Les éléments antithétiques en 3,16-21 sont multiples et se regroupent en deux catégories. La première est l’opposition des expressions : « être perdu », « avoir la vie éternelle » (3,16b) ; « juger », « sauver le monde » (3,17b) ; « aimer les ténèbres » (3,19c), « haïr la lumière » (3,20a) ; « commettre le mal » (3,20a), « faire la vérité » (3,21a) ; « les œuvres mauvaises » (3,19d), « les œuvres en Dieu » (3,21b). La deuxième se caractérise par la négation « ne pas » (ou, ouk) : « le croyant n’est pas jugé », « le non-croyant a été jugé » (3,18) ; « venir », « ne pas venir à la lumière » (3,20b.21a) ; « ne pas être démontré », « être manifesté » (3,20c.21c). Ces éléments antithétiques, en particulier la lumière et les ténèbres, correspondent au dualisme théologique de l’Évangile. Cf. l’origine du dualisme et son sens théologique dans l’article : « Le dualisme dans l’Évangile de Jean. »

(2) Nous avons examiné le thème « la lumière et les ténèbres » dans deux articles : « Lumière et ténèbres dans l’Évangile de Jean » et « Dans l’Évangile de Jean, à quoi sert le symbole de la lumière ? » Dans l’Évangile, la lumière et les ténèbres peuvent avoir le sens physique, le sens théologique ou les deux sens à la fois. « Croire en la lumière » veut dire croire en Jésus comme il le dit en 12,36 : « Tant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin de devenir des fils de lumière. » Dans la plupart des cas, le sens physique est le premier niveau de lecture et le sens théologique se place au deuxième niveau. En effet, la lumière en 3,19-20 dévoile ce qui est caché (le sens premier) ; quant à la venue de Jésus, elle dévoile la position de l’homme face à lui (le sens théologique). Mis à part deux occurrences où les ténèbres ne s’opposent pas à la lumière en 6,17 et 20,1, tous les autres emplois du thème des ténèbres (skotos, skotia) sont en opposition à la lumière. Les cinq lieux où les ténèbres vont de pair avec la lumière sont en 1,5 ; 3,19 ; 8,12 ; 12,35 et 12,46. La confrontation entre la lumière et les ténèbres dans le Prologue (1,5) se développe dans le monologue de Jésus en 3,19-21.

(3) Il y a deux termes « skotia » et « skotos » qui signifient les ténèbres. Le nom « skotia » apparaît en huit occurrences (1,5a.5b ; 6,17 ; 8,12 ; 12,35a.35b ; 12,46, 20,1). Une seule fois le mot « skotos » se trouve en 3,19. Pris dans son contexte, les ténèbres (skotos) en 3,19c s’opposent à la lumière avec un double contraste : « aimer – haïr » et « la lumière – les ténèbres » dans les expressions : « aimer les ténèbres » (3,19c) et « haïr la lumière » (3,20a).

Y a-t-il une différence entre « skotia » et « skotos » dans l’Évangile ? Le terme « skotia » se trouve dans les expressions : « ne pas marcher dans les ténèbres » (8,12 ; 12,35), « ne pas demeurer dans les ténèbres » (12,46). Ainsi, la venue de la lumière–Jésus libère l’homme qui était sous l’emprise des ténèbres. Tandis que « skotos » en 3,19 a une autre nuance ; il s’agit d’aimer les ténèbres (to skotos). Cet amour annonce le conflit entre Jésus et ses adversaires dans l’Évangile. Ces derniers défendent ardemment leurs points de vue manifestant de ce fait leur amour pour les ténèbres. Ainsi, « skotia » renvoie aux ténèbres dont on veut s’en sortir (cf. 12,46) ; tandis que « skotos » représente les ténèbres qu’on aime. Le texte de 3,19-20 vise les gens qui, non seulement, refusent de croire en Jésus, mais encore cherchent à le faire périr. Aimer les ténèbres (skotos) expriment donc l’appartenance aux pouvoirs des ténèbres, au diable (6,70 ; 8,44 ; 13,2), à Satan (13,27), au Prince de ce monde (12,31 ; 14,30 ; 16,11), au Mauvais (17,15). Cet amour est un refus de croire par excellence et constitue un auto-jugement de condamnation (3,18b). Cette manière d’aimer implique l’hostilité et le meurtre qui vont se développer dans la suite du récit.

(4) Le dualisme « lumière – ténèbres » en 3,19-21 n’est pas ontologique mais théologique. Il met en relief l’intervention de Dieu. La venue de Jésus entraîne tous les hommes dans un procès où chacun doit s’interroger sur son agissement, doit choisir son camp : être de Dieu (8,47) ou être du diable (8,44). Le dualisme « lumière – ténèbres » décrit la réponse de l’homme face à la venue de Jésus. Celui qui croit est invité à demeurer dans la lumière, celui qui ne croit pas encore est appelé à « venir à la lumière » (3,21a). Ce dualisme s’exprime paradoxalement sur deux niveaux de lecture qui ne se situent pas sur le même plan. Sur le plan historique, le pouvoir des ténèbres a réussi à éliminer la lumière : Jésus est crucifié sur la croix. Sur le plan de la révélation et de la foi, l’heure de sa mort manifeste le triomphe définitif de la lumière sur le pouvoir des ténèbres (cf. 12,31 ; 16,11.33). Dans cette perspective, le combat entre les ténèbres et la lumière continue dans la communauté johannique et au cours de l’histoire.

     3. Le jugement (3,17-19)

Pour comprendre l’enchaînement du jugement (3,19a), de la venue de la lumière (3,19b) et l’amour des ténèbres (3,19c), nous étudions d’abord (1) les sens des termes « krinô » (juger, condamner) et « krisis » (jugement, condamnation) ; ensuite (2) y a-t-il idée de prédestination en 3,18-19 ? et enfin (2) le jugement immédiat (l’eschatologie réalisée) et le jugement au dernier jour (l’eschatologie future).

(1) Pour le thème du jugement, le verbe « krinô » (juger, condamner) apparaît en dix-neuf occurrences (3,17.18a.18b ; 5,22.30 ; 7,24a.24b.51 ; 8,15a.15b.16.26.50 ; 12,47a.47b.48a.48b ; 16,11 ; 18,31) et le nom « krisis » (jugement, condamnation) en onze occurrences (3,19 ; 5,22.24.27.29.30 ; 7,24 ; 8,16 ; 12,31 ; 16,8.11). En 3,17-19, « krinô » revient trois fois (3,17.18a.18b) et « krisis », une fois en 3,19a. Quant au mot « krima » (9,39a), il a le sens de « discernement » et non de « jugement », (cf. l’étude de « krima » dans article : « Jn 9,1–10,21 : Le cheminement de voir et d’entendre. »

Le sens de « krinô » et « krisis » dans son contexte est divergent. Dans un sens, le Fils ne vient pas pour juger le monde (3,17 ; 12,47). Le Père ne juge pas non plus (5,22a) mais il a donné au Fils le jugement tout entier (5,22b). Dans un autre sens, Jésus dit aux Juifs en 8,26a : « J’ai sur vous beaucoup à dire et à juger (krinein). » En 5,30, Jésus parle de son jugement aux Juifs : « Je ne puis rien faire de moi-même. Je juge (krinô) selon ce que j’entends : et mon jugement (hè krisis hè emè) est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » En 8,15-16a, Jésus réaffirme qu’il ne juge personne mais il n’exclut pas, éventuellement, de juger : « 15 Vous, vous jugez (krinete) selon la chair ; moi, je ne juge personne (ou krinô oudena) ; 16 et s’il m’arrive de juger (krinô), moi, mon jugement (hè krisis hè emè) est selon la vérité », dit Jésus aux Pharisiens. Le sens des termes « krisis » et « krinô » paraît complexe. Regardons le contexte pour cerner les trois sens : (a) condamner, condamnation ; (b) juger selon la chair et selon la vérité ; (c) juger au sens juridique.

(a) En 7,51, Nicodème, l’un des Pharisiens, s’élève contre le fait de condamner une personne sans procès ; il dit aux autres Pharisiens : « Notre Loi juge-t-elle (krinei) un homme sans d’abord l’entendre et savoir ce qu’il fait ? » Le verbe « krinô » ici a le sens de « condamner ». La TOB, 2011 traduit 7,51 : « Notre Loi condamnerait-elle (krinei) un homme sans l’avoir entendu et sans savoir ce qu’il fait ? » Dans le contexte de 3,18-21, le jugement (krisis) en 3,19a ne concerne que ceux qui ne croient pas au Nom du Fils Unique-Engendré de Dieu, ce jugement a donc le sens de condamnation. Ainsi, le substantif « krisis » en 3,19 et le verbe « krinô » en 3,18 ; 7,51 ont le sens de « condamnation » et de « condamner ».

(b) Le jugement en 8,15-16a, cité plus haut, a un autre sens. Dans ces versets, juger signifie poser un vrai jugement. Les paroles de Jésus sur les hommes sont un vrai jugement « car lui-même connaissait ce qu’il y avait dans l’homme » (2,25b). Dans le contexte du débat au sujet du témoignage en 8,12-20, Jésus distingue entre le jugement « selon la chair » (8,15a) et le jugement « selon la vérité » (8,16b). Le jugement selon la chair des Pharisiens n’est pas conforme à la vérité. Ce que les Pharisiens disent à Jésus en 8,13 : « Tu te rends témoignage à toi-même ; ton témoignage n’est pas valable » se trouve ainsi disqualifiée et sans fondement.

(c) Un autre sens du verbe « krinô » se trouve en 18,31a où Pilate s’adresse aux accusateurs : « Prenez-le [Jésus], vous, et jugez-le (krinate) selon votre Loi. » Cette parole est placée dans le contexte d’un procès avec la présence des accusateurs, de l’accusé et du juge. Le verbe « krinô » ici a un sens juridique : pour pouvoir prononcer le verdict sur un accusé il faut d’abord le juger. Le juge exerce sa fonction avant de prononcer le verdict : condamner ou innocenter l’accusé.

Ce bref parcours permet de comprendre que « l’amour des ténèbres » en 3,19c est un jugement de condamnation. En 3,18-19, le jugement est posé en raison de l’amour des hommes pour les ténèbres, tandis que Jésus lui-même ne les juge pas. La venue de la lumière provoque un jugement mais la lumière elle-même ne juge pas. C’est le choix de ne pas croire en Jésus qui devient un jugement de condamnation. Ainsi, en 3,16-19, il y a un jugement mais il n’y pas de juge. Il s’agit d’un auto-jugement de condamnation par le choix d’aimer les ténèbres.

(2) Le thème du jugement de condamnation en 3,18-19 soulève une question : y a-t-il l’idée de prédestination ? Parmi les hommes, certains sont-ils destinés à être sauvés et certains autres à être condamnés ? Sur ce sujet, F.J. Moloney reconnaît une certaine idée de prédestination en 3,19-21 mais « ce n’est pas la seule façon dont on peut lire ce passage. » (F.J. Moloney, The Gospel, p. 102). C’est-à-dire une autre lecture est possible. Quant à G. Stemberger, La symbolique, p. 32, l’auteur remarque : « L’appartenance à la lumière ou aux ténèbres ne dépend pas ici de quelque prédétermination divine, c’est une question de choix personnel (Test Lev 19,1 ; cf. Test Neph 2,6). » L’auteur écarte l’idée d’une prédestination puisque l’Évangile se place résolument dans la tradition de la pensée vétérotestamentaire et du judaïsme. Pour X. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile, t. I, p. 319, l’auteur nie l’idée d’un déterminisme, en 3,19-21 : « On se trouve fort loin du déterminisme dont on soupçonne souvent le IVe évangile. » Pour nous, le thème du jugement en 3,18-19 met l’accent sur la réponse de l’homme confrontée à la venue de la lumière. L’auto-jugement en 3,18-19 n’est pas une prédestination puisque l’amour de Dieu (3,16) est pour l’humanité entière. La lumière–Jésus est venue pour sauver le monde. Cette lumière place tout homme devant un choix à faire, en toute liberté et responsabilité.

(3) L’ensemble de l’Évangile présente deux sortes de jugement renvoyant à deux eschatologies : l’eschatologie réalisée est le jugement dans le présent (cf. 3,16-20 ; 5,24-25 ; 12,31 ; 16,8.11) et l’eschatologie future est le jugement au dernier jour (cf. 5,28-29 ; 6,39.40.44.54 ; 11,24 ; 12,48). Y a-t-il une tension entre ces deux types de jugement ? Nous présentons (a) le sens de ces deux jugements (b) et nous confrontons notre point de vue sur ce sujet avec quelques auteurs.

(a) Le jugement immédiat dans le présent (l’eschatologie réalisée) s’opère dans le rapport avec le monde d’en haut. Avec la descente du Fils de l’homme (3,13), le monde d’en haut est connecté avec le monde d’en bas. Plusieurs expressions désignent ce rapport vertical dans l’Évangile. Par exemple « les choses de la terre (ta epigeia), « les choses du ciel (ta epourania) » (3,12) ; « descendre (katabainô) », « monter (anabainô) » (3,13) ; « de la terre (ek tès gès) », « du ciel (ek tou ouranou) » (3,31b) ; « d’en haut (anô) », « d’en bas (katô) » (8,23a) ; « de ce monde (ek toutou tou kosmou) », « pas de ce monde » (8,23b ; cf. 18,36). Dans cette perspective, le jugement n’est pas dans l’avenir mais dans le présent pour ceux qui ne croient pas : « Qui ne croit pas est déjà jugé » (3,18b). Cette l’eschatologie réalisée est une particularité de l’Évangile.

L’eschatologie future est connue dans l’Ancien Testament (Dn 12,2-13 ; 2 M 7,9.16.23). Il s’agit d’un jugement au dernier jour. Jésus dit aux Juifs en Jn 5,28-29 : « 28 N’en soyez pas étonnés, car elle vient l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix 29 et sortiront : ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal, pour une résurrection de jugement. » Dans le discours sur le pain de Vie, Jésus parle des croyants en quatre occurrences : « Je le ressusciterai au dernier jour (i eschatèi èmerai) » (6,39.40.44.54). En 12,48, c’est le jugement au dernier jour par l’accueil de sa parole, comme Jésus le dit à la fin de sa mission : « Qui me rejette et n’accueille pas mes paroles a son juge : la parole que j’ai fait entendre, c’est elle qui le jugera au dernier jour. »

(b) Comment explique-t-on la présence de ces deux eschatologies dans l’Évangile ? Selon M.-é. Boismard, « Deux exemples », p. 69, l’eschatologie future dans l’Évangile est tardive : « Les quelques textes qui supposent une eschatologie non encore réalisée sont des gloses de l’ultime rédacteur de l’évangile. Il a voulu réintroduire dans l’évangile de Jean l’eschatologie traditionnelle, en concurrence avec l’eschatologie déjà réalisée. Nous trouverions donc une évolution “régressive”. » L’auteur repère deux courants de pensée dans l’Évangile : le courant de l’immortalité, influencé par la pensée platonicienne et le courant de la résurrection. M.-é. Boismard, Parler de « résurrection », p. 141, écrit : « Le thème de l’immortalité est primitif dans l’évangile de Jean, et que celui de la résurrection n’est que secondaire. » L’auteur essaie d’harmoniser la théologie johannique avec sa théorie de la formation de l’Évangile par des couches rédactionnelles appartenant à des époques différentes (cf. M.-é. Boismard, « Deux exemples », p. 65).

À notre avis, le texte de l’Évangile trahit un long processus de formation, en même temps, sa forme finale manifeste son unité et sa cohérence. Dans une lecture synchronique, il n’y pas de tension ou de concurrence entre deux formes de jugement (présent et futur). Nous rejoignons donc l’opinion de R. Schnackenburg et celle de R.E. Brown sur ce sujet. Pour R. Schnackenburg, The Gospel, p. 402, il y a une harmonisation entre l’eschatologie réalisée et l’eschatologie future : « Le “jugement” a eu lieu ipso facto du fait de l’acte d’incroyance. Ainsi la volonté salvifique de Dieu et la possibilité du salut de l’homme sont prépondérantes, et la porte n’est pas fermée même pour celui qui ne croit pas. » Quant à R.E. Brown, An Introduction, p. 245, il reconnaît la dominance de l’eschatologie réalisée dans l’Évangile ; et selon lui, la considération que le rédacteur final de l’Évangile a introduit l’eschatologie future pour corriger l’eschatologie réalisée est une conception trop mécanique et cela est sans appui dans le texte. L’auteur remarque : « Rien n’indique que quelqu’un, dans la tradition johannique, ait tenu exclusivement une forme d’eschatologie. » (R.E. Brown, Que sait-on du NT ?, n. 21, p. 385).

En accord avec l’opinion de ces auteurs, nous ajoutons que l’eschatologie future complète l’eschatologie réalisée. L’eschatologie réalisée est réversible en raison de la dimension temporelle de la vie humaine. Elle doit être complétée par l’eschatologie future qui est irréversible et définitive. Le jugement immédiat (l’eschatologie réalisée) est un approfondissement de la réflexion théologique face à ceux qui refusent de croire en Jésus. Cependant, cette forme de jugement n’est pas encore définitive. Les adversaires de Jésus sont invités à croire en lui et à le connaître (cf. 17,21.23). Non seulement la conversion est possible, mais encore la chute, l’abandon de la foi ne sont pas exclus. Par exemple, le narrateur rapporte que beaucoup de disciples ont cessé de faire route avec Jésus (6,66). Quant à Nicodème, l’un des Pharisiens, il manifeste son adhésion en participant à l’ensevelissement de Jésus (19,39). Du côté des disciples, face à la haine et à la persécution du monde hostile, la tension entre le « déjà là » (jugement réalisé) et le « pas encore » (le jugement au dernier jour) est réelle. Les disciples ont la foi en Jésus mais ils expérimentent aussi la peur (20,19), le trouble (14,1.27), la détresse (16,21.33) dans leur vie. Cette situation de crise persiste dans la communauté des disciples au cours des siècles.

Le thème du jugement de condamnation dans le présent (3,18-19) est l’une des originalités de L’Évangile. Il articule deux dimensions de l’histoire du salut : d’une part, la dimension verticale s’exprime dans le lien entre « d’en haut » et « d’en bas ». Dès maintenant, ceux qui ne croient pas en Jésus sont déjà jugés (le jugement réalisé). D’autre part, la dimension horizontale s’exprime dans le cheminement des croyants dans l’espace et le temps (le jugement futur). Ainsi, ce double jugement concerne tout homme.

     4. Les œuvres mauvaises (3,19d)

L’amour des hommes pour les ténèbres se manifeste dans leurs « œuvres mauvaises » comme Jésus le dit en 3,19c.d : « Les hommes ont aimé les ténèbres plus que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises. » L’étude sur « les œuvres mauvaises » (visibles) permet alors de comprendre « l’amour des ténèbres » (invisible). Nous traitons ce sujet en trois points : (1) les interprétations moralisantes de l’expression « les œuvres mauvaises » ; (2) le sens de cette expression dans le ch. 3 et dans l’Évangile ; (3) le lien entre « les œuvres mauvaises » (3,19 ; 7,7) et « le Mauvais » (17,15).

(1) Nous sommes en désaccord avec l’interprétation moralisante de l’expression « les œuvres mauvaises » et « le mal » en 3,16-20 de R. Schnackenburg et de P.-M. Jerumanis. En effet, R. Schnackenburg, The Gospel, vol. I, p. 405, considère que « l’incroyance provient d’une faute morale ». En particulier, l’auteur, ibid., p. 405, interprète la haine en 3,20 comme une perversion et une morale corrompue : « Leur “haine” inexplicable (v. 20 ; cf. 15,24) monte de l’abîme d’un cœur enténébré par le péché. C’est la conséquence d’une perversion totale et d’une corruption morale. » Quant à P.-M. Jerumanis, Réaliser la communion, p. 71-72, l’auteur interprète « les œuvres mauvaises » (3,19d) et « commettre le mal » (3,20a) comme « des dispositions morales ». L’auteur, ibid., p. 72, commente l’appartenance au diable des Juifs, en 8,44a, dans une perspective morale : « Cette filiation du diable est, en fait, morale ». Certes, la disposition morale est nécessaire pour venir à la lumière. Mais le débat théologique dans l’Évangile nous oblige à écarter ces interprétations ; nous rejoignons donc l’opinion de X. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile, t. I, p. 313. Pour lui, toutes ces interprétations moralisantes sur les œuvres mauvaises en 3,19d sont hors du contexte : « Le terme “œuvres” est ainsi couramment entendu au sens éthique, que ce soit au sens large ou en sens restreint, à savoir de la conformité à une loi particulière, juive ou chrétienne. Or cette perspective fourvoie. »

(2) L’expression « les œuvres mauvaises » se trouve dans le monologue de Jésus (3,13-21) lequel suit le dialogue avec Nicodème (3,2b-12) qui est un des Pharisiens, un des notables Juifs (3,1) et le maître d’Israël (3,10). Avec ces titres, Nicodème représente le judaïsme officiel. En même temps, à travers ce personnage, Jésus révèle à tous les hommes le chemin pour entrer dans le royaume de Dieu : naître d’en haut (3,3-5), c’est-à-dire le chemin pour être sauvé : croire au Fils de l’homme (3,14-15). Le refus de croire en Jésus est lié aux « œuvres mauvaises ». C’est la raison pour laquelle les hommes ne croient pas « au Nom du Fils Unique-Engendré de Dieu » (3,18b). Ainsi, l’amour pour les ténèbres (3,19c) n’est pas sans raison. Les hommes ont investi leur force dans une entreprise que le texte qualifie d’« œuvres mauvaises » (3,19d).

Trois occurrences du terme « ta erga » (les œuvres) se trouve dans trois versets (3,19.20.21), dans les expressions : « leurs œuvres (ta erga) étaient mauvaises » (3,19d) ; « de peur que ses œuvres (ta erga) ne soient démontrées coupables » (3,20c) ; « afin que soit manifesté que ses œuvres (ta erga) sont faites en Dieu » (3,21c). L’expression « les œuvres mauvaises » apparaît en deux occurrences dans l’Évangile (3,19 ; 7,7). Jésus dit à ses frères en 7,7 : « Le monde ne peut pas vous haïr ; mais moi, il me hait, parce que je témoigne que ses œuvres sont mauvaises (ta erga autou ponèra). » Le terme « monde » (kosmos) renvoie aux Juifs en 7,1, ces derniers sont en train de chercher à tuer Jésus. La haine du monde (7,7) est bien la haine des Juifs (7,1). Ainsi, « haïr la lumière » en 3,20a devient « haïr Jésus » en 7,7. Les expressions : « aimer les ténèbres » (3,19d), « haïr la lumière » (3,20a) et « les œuvres mauvaises » (3,19d ; 7,7b) décrivent donc la position des gens qui rejettent Jésus lui-même.

Dans cette perspective, « les œuvres mauvaises » des hommes (3,19d) renvoient « aux œuvres mauvaises » du monde (7,7b) désignant ainsi l’action de chercher à faire périr Jésus (7,1b). Le lien entre 3,19 et 7,7 correspond bien au procès entre la lumière et les ténèbres dans l’Évangile lequel est traduit par les controverses et les discussions entre Jésus et ses adversaires (les autorités juives). La volonté de tuer Jésus apparaît dans l’Évangile pour la première fois en 5,18. Après le signe de la guérison d’un infirme à la piscine de Bethzatha le jour du sabbat (5,1-9), le narrateur rapporte en 5,18 : « Ainsi les Juifs n’en cherchaient que davantage à le tuer, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant égal à Dieu. » Cette accusation revient à la fin de la mission de Jésus quand les Juifs lui disent en 10,33 : « Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais pour un blasphème et parce que toi, n’étant qu’un homme, tu te fais Dieu. » Dans le récit de la Passion, les Juifs disent à Pilate en 19,7 : « Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu. » Tout au long de la mission de Jésus, les autorités juives cherchent à l’arrêter (7,30a.32b) à le faire mourir (5,18 ; 8,37b.40a). Enfin, elles décident résolument de le tuer en 11,53.

Le terme « œuvre » dans « les œuvres mauvaises » renvoie aux œuvres des Juifs comme Jésus le leur dit en 8,40-41a : « 40 Or maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité, que j’ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l’a pas fait ! 41a Vous faites les œuvres de votre père. » L’expression « les œuvres de votre père » ici désigne les œuvres du diable puisque Jésus leur dit en 8,44a : « Votre père, c’est le diable, et vous avez la volonté de réaliser les désirs de votre père. » L’intention meurtrière des Juifs est donc le fondement des œuvres mauvaises, des œuvres du diable. Ceux qui font les œuvres mauvaises ne viennent pas à la lumière et haïssent la lumière–Jésus (3,20a). Ces œuvres sont le péché par excellence qui conduit à la perte comme Jésus le dit aux Juifs en 8,24 : « Je vous ai donc dit que vous mourrez dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que Moi, Je Suis, vous mourrez dans vos péchés. » Selon l’Évangile, « faire les œuvres mauvaises » signifie « faire mourir Jésus ».

(3) Cette interprétation est renforcée par le rapprochement entre « les œuvres mauvaises » et « le Mauvais » (17,15). Jésus s’adresse à son Père en présence de ses disciples, en 17,15 : « Je ne te prie pas de les [les disciples] enlever du monde, mais de les garder du Mauvais (tou ponèrou). » L’adjectif « ponèra » (mauvais), trois occurrences dans l’Évangile (3,19 ; 7,7 ; 17,15), qualifie « les œuvres mauvaises » (3,19 ; 7,7) et « le Mauvais » (17,15). Ce dernier est identifié au diable (6,70 ; 8,44 ; 13,2), à Satan (13,27) et au Prince de ce monde (12,31 ; 14,30 ; 16,11), cf. article : « Satan (Satanas), le diable (diabolos), le démon (daimonion) et le Mauvais (ponêros) dans la Bible. »

Dans la première épître de Jean, l’auteur écrit en 1 Jn 2,13b : « Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le Mauvais (nenikèkate ton ponèron). » Dans l’Évangile Jésus dit aux disciples en 16,33b : « Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! Moi, j’ai bel et bien vaincu le monde (nenikèka ton kosmon). » Le parallèle de ces versets indique que « le monde » et « le Mauvais » appartiennent au même camp. Ainsi, « les œuvres mauvaises » prennent leur racine dans « le Mauvais » ; autrement dit, « les œuvres mauvaises » sont les œuvres du diable (8,41.44). La confrontation entre la lumière et les ténèbres se concrétise par la venue de la lumière (Jésus) et le refus de la lumière (les hommes) en faisant les œuvres mauvaises. Ce conflit est loin d’être fini : après Jésus, ses disciples font face à la haine et la persécution du monde (cf. 15,18–16,4a).

En résumé, l’interprétation moralisante des œuvres mauvaises (3,19d) s’éloigne de la théologie johannique. En fait, les adversaires de Jésus ne font rien de mal au sens moral. Ils ne font que défendre leur système religieux, mais ironiquement, ils ne connaissent ni Jésus ni Dieu (cf. 8,19). Le lien entre « les œuvres mauvaises » (3,19 ; 7,7) et « le Mauvais » (17,15) montre que ces œuvres sont les œuvres du diable (cf. 8,41.44) exprimant ainsi la volonté de tuer Jésus. Les œuvres mauvaises se réalisent en trois étapes : chercher à arrêter Jésus (ch. 5–11), décider de le faire mourir (11,47-53) et le crucifier (ch. 18–19). Ainsi, les œuvres en 3,19c annonce le conflit et la mort de Jésus. Cette compréhension aide à interpréter l’amour des ténèbres en 3,19c.

     5. Aimer les ténèbres (13,19c)

Dans la révélation de Jésus en 3,19 : « Et tel est le jugement : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé (ègapèsan) les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises », l’amour des hommes doit être éclairé par les thèmes étudiés plus haut. Nous étudions cet amour en quatre points : (1) les verbes « aimer » et « haïr » dans la pensée sémitique ; (2) le binôme « aimer les ténèbres » et « haïr la lumière » ; (3) la nuance des verbes « commettre » (prassô) et « faire » (poieô) en 3,20-21 ; (4) les conséquences de l’amour pour les ténèbres.
(1) Dans la langue sémitique, il y a une utilisation spécifique des verbes « aimer » (agapaô) et « haïr » (miseô) pour exprimer l’idée « aimer plus » (aimer) ou « aimer moins » (haïr). L’expression « mieux aimer (agapaô mallon) » (3,19c) peut être synonyme du verbe « préférer » comme le faire la TOB, 2011 : « Les hommes ont préféré (ègapèsan) l’obscurité à la lumière » (3,19c). Le verbe « haïr » dans la pensée hébraïque peut signifier « aimer moins ». Ce sens se retrouve en Lc 14,26 quand Jésus dit à la foule : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr (misei) son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Cf. Mt 10,37 ; 6,24). Mais peut-on interpréter le verbe « aimer » en Jn 3,19c dans le sens de préférence ? Non, puisque dans le contexte de Jn 3,18-21, le verbe « agapaô » (aimer) exprime un jugement de condamnation qui conduit à la perte. Ce verbe a un sens fort et non celui de « préférer ».

(2) L’analyse du binôme « aimer les ténèbres » (3,19c) et « haïr la lumière » (3,20) dévoile un autre aspect de l’amour pour les ténèbres. Les verbes « aimer » et « haïr » en 3,19-20 désignent le même sujet : ceux qui sont voués au jugement de condamnation en raison du refus de croire en Jésus (3,18b). I. de La Potterie, La vérité, t. I, p. 500, emploie l’expression « le manque d’amour » : « La déficience de ces hommes dans l’agapan, c’est-à-dire leur manque d’amour pour la lumière du Christ. » Pourtant, le contraste dans le contexte est beaucoup plus fort. Il ne s’agit pas seulement de manquer d’amour, mais de haïr la lumière (3,19-20) jusqu’à chercher à éliminer la lumière. Quant à F.F. Segovia, “The Love and Hatred”, p. 267, l’auteur fait une comparaison entre l’amour et la haine de la lumière : « L’amour en 3,19 est aussi assimilé à la croyance : l’amour de la lumière (= de Jésus) veut dire la croyance en son origine et en son identité. Le contraire est aussi vrai : la haine de la lumière est aussi de l’incroyance. » Cependant, il n’y a pas l’expression « aimer la lumière » en 3,19-21. En fait, le contenu de l’unité 3,19-21 se structure par une déclaration en 3,19 et suivi par deux versets (3,20-21) en parallèle A, B, C, A’, B’, C’ :


Les parallèles antithétiques portent, d’une part, entre « commettre le mal » (3,20a) et « faire la vérité » (3,21a) et, d’autre part, entre « ne pas venir à la lumière » (3,20b) et « venir à la lumière » (3,21b). En 3,19-20, le binôme « aimer–haïr » désigne la position de ceux qui ne croient pas en Jésus. Aimer les ténèbres (3,19c) et haïr la lumière (3,20a) vont donc ensemble. Cet amour conduit aux actions exprimées par les expressions : « commettre le mal », « haïr la lumière » et « ne pas venir à la lumière ».

(3) Les deux expressions « commettant le mal » (ho phaula prassôn) » (3,20a) et « faisant la vérité » (ho poiôn tèn alètheian) » (3,21a) mettent en parallèle les verbes « prassô » (commettre, faire, accomplir, exécuter) et « poieô » (faire). Ces deux verbes se trouvent en 5,28-29 où Jésus dit aux Juifs : « 28 N’en soyez pas étonnés, car elle vient l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix 29 et sortiront : ceux qui auront fait le bien (hoi ta agatha poièsantes), pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal (hoi ta phaula praxantes), pour une résurrection de jugement. » La BiJér, 2000, traduit le verbe « prassô » en 5,29b par « faire » (le mal). Le verbe « prassô », deux fois dans l’Évangile (3,20 ; 5,29), doit être distingué du verbe « poieô » parce que « prassô » est lié au « mal » (phaulos). Les deux particules « gar » en 3,19d.20a (cf. structure 3,19-21 ci-dessus) expliquent l’amour pour les ténèbres par les deux expressions : « les œuvres mauvaises » et « commettre le mal. » Ainsi, « commettre le mal » renvoie à la fois à l’intention meurtrière des adversaires de Jésus et en même temps à son contraire « faire la vérité » (3,21a). Les expressions « commettre le mal » et « faire la vérité » décrivent le choix de l’homme face à la venue de lumière–Jésus. Les hommes se situent donc par rapport à cette lumière.

(4) L’amour pour les ténèbres (3,19c) est en contraste avec l’amour de Dieu pour le monde (3,16a). Les deux premières occurrences du verbe « agapaô » (aimer) dans l’Évangile se trouvent dans le monologue de Jésus (3,13-21) : l’une parle de l’amour de Dieu pour le monde (3,16a) et l’autre parle de l’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c). L’amour de Dieu se heurte à un autre amour qui non seulement se manifeste par le refus de l’amour de Dieu, mais encore par la haine et la persécution envers Jésus, son envoyé. Comme nous l’avons signalé dans la structure de 3,18-21, « aimer les ténèbres » et « haïr la lumière » (invisibles) se manifestent extérieurement par « les œuvres mauvaises », « commettre le mal » et « ne pas venir à la lumière ». Tous ces aspects doivent être regroupés sous un événement clé : « la venue de la lumière » (3,19b). Dans l’Évangile, la lumière s’identifie au Logos (1,5.9) et à Jésus (8,12 et 9,5). Dans le monologue (3,13-21), la lumière désigne Jésus en tant que le Fils de l’homme (3,14b), le Fils, l’Unique-Engendré (3,16b) et l’envoyé de Dieu (3,17a). Il est venu dans le monde pour le sauver (3,17). L’unique condition pour être sauvé est de croire en lui (3,15.16c.18a). Aimer les ténèbres est donc une manifestation du refus de croire en la lumière–Jésus et ce refus amène le conflit et la haine envers Jésus.

Dans la phrase : « la lumière est venue (elèluthen) dans le monde » (3,19b), le temps du parfait « elèluthen » du verbe « archomai » (venir) exprime un état stable, considéré dans le moment présent. La venue de la lumière est toujours d’actualité, l’homme a donc toujours une chance de venir à la lumière. Le verbe « aimer » (agapaô) dans la phrase : « les hommes ont mieux aimé (ègapèsan) les ténèbres que la lumière » (3,19c) est à l’aoriste qui correspond à une série de verbes à l’aoriste, en 3,16-17. Le texte rapporte une situation historique de l’agissement de l’homme face à la venue de la lumière–Jésus. Cependant, en 3,18.20.21, les verbes sont au participe présent ayant valeur de substantif : « ho pisteuôn (le croyant) » (3,18a) ; « ho phaula prassôn (le commettant le mal) » (3,20a) ; « ho poiôn (le faisant) » (3,21a). Le temps des verbes exprime une réalité qui peut s’appliquer en toute circonstance et à tout homme.

En résumé, « aimer les ténèbres » (3,19c) dévoile une position plus grave que le refus de croire puisqu’il s’agit d’un engagement d’amour manifesté dans les œuvres mauvaises : chercher à tuer Jésus et ses disciples (cf. 16,2b). Aimer les ténèbres (3,19c) conduit à haïr la lumière (3,20a). Cette haine dévoile une appartenance aux pouvoirs des ténèbres et au Mauvais. Ainsi, les verbes « aimer » et « haïr » en 3,19-20 décrivent la position de l’homme face à Jésus. Les expressions : « aimer les ténèbres », « haïr la lumière », « commettre le mal » ont une implication beaucoup plus radicale que les actes moraux au sens général ou religieux. Il ne s’agit pas simplement d’un choix ou d’une préférence, mais d’un amour qui conduit à la condamnation et à la perte de sa vie. L’amour pour les ténèbres est donc profondément théologique et christologique puisque cet amour s’oppose à l’amour de Dieu (3,16a) et refuse la lumière–Jésus.

III. L’amour du monde pour son propre bien (15,19a)

En 15,19a, l’amour du monde hostile s’exprime par le verbe « phileô » (aimer d’amitié) : Jésus le dit ainsi aux disciples « Si vous étiez du monde, le monde aimerait (ephilei) son bien (to idion). » Cette parole renvoie à l’amour des ténèbres au début de l’Évangile (3,19-20). Le binôme « aimer – haïr » en 3,19-20 revient en 15,18-25. Le lien entre ces deux textes est évident. B. Lindars, The Gospel, p. 493, note : « Que le monde haïsse Jésus [15,18-22] dans la mesure où il ne lui répond pas, est inévitable d’après le raisonnement de 3,18-21. » Le sujet des verbes « aimer » et « haïr » en 15,19 est impersonnel : « ho kosmos » (le monde). Cependant, l’ensemble de l’Évangile permet de rapprocher « le monde hostile » (15,18-19) aux adversaires de Jésus, (cf. l’article : « Six caractéristiques “du monde hostile” et “des adversaires de Jésus” dans l’Évangile de Jean. ») Dans cette ligne, J-P Lémonon, « Agapè », p. 72, écrit : « Les hommes, c’est-à-dire les adversaires, aimèrent les ténèbres plus que la lumière (3,19). » Nous étudions l’amour du monde hostile en trois points : (1) le contexte et de la structure de 15,18-19 ; (2) l’adjectif « idios » et (3) aimer d’amitié (phileô) du monde hostile.

     1. Le contexte et la structure de 15,18-19

Nous avons présenté le contexte et la structure des passages : 15,18–16,4a ; 15,18-21 et 15,18-19 dans l’article : « La haine du monde hostile. » La structure concentrique (A, B, A’) de 15,18-19 montre que le thème de l’amour dans l’unité 15,19-18 est encadré par la haine :


Rappelons que 15,18-19 appartient à l’unité littéraire 15,18-21 qui traite de la relation « disciples – monde ». Cette unité explique la haine du monde envers des disciples. La structure de 15,18-19 indique un lien étroit entre l’amour et la haine du monde. Cet amour explique sa haine envers les disciples (15,19d). Cette haine provient de la différence d’appartenance : « du monde » ou « pas du monde ». Au cœur de la haine du monde, le texte indique son amour : « le monde aimerait son bien » (15,19a). Il existe à la fois « aimer » (phileô) et « haïr » (miseô) dans le monde hostile.

Les temps des verbes en 15,19a et la construction de cette phrase méritent d’être signalés. Il s’agit d’une phrase conditionnelle. Elle est signalée par la conjonction « ei » (si) dans la proposition subordonnée : « Si (ei) vous étiez du monde ». Dans la proposition principale : « le monde aimerait son bien (ho kosmos an to idion ephilei) », la particule « an » indique que cela arrive en fonction de quelque chose d’autre, c’est-à-dire si les disciples sont du monde, le monde les aime. Les deux verbes « eimi » (être) et « phileô » (aimer d’amitié) en 15,19a sont à l’imparfait de l’indicatif : « ète » (étiez) et « ephilei » (aimerait). Ce temps du verbe exprime une condition irréelle du présent. En réalité, les disciples ne sont pas du monde aussi le monde ne les aime pas.

     2. Le substantif « to idion » (15,19a)

De quel amour s’agit-il en 15,19a ? Les disciples sont-ils inclus dans le terme « to idion » (son propre bien) en 15,19a ? Ce terme a-t-il un sens plus large que les siens ? (Les siens sont les personnes appartenant à un groupe et partageant le même point de vue, cf. l’utilisation de ce terme ci-dessous dans l’Évangile). Faut-il ajouter quelques mots pour éclairer son sens ? B.M. Newman et E.A. Nida, A Translator, p. 492, remarquent : « Traduire littéralement [Alors le monde aimerait son bien, 15,19a] peut offrir une mauvaise interprétation. » Pour mieux comprendre l’objet de l’amour du monde exprimé par le terme « idios », nous abordons quatre points : (1) l’utilisation du terme « idios » dans l’Évangile ; (2) « tôn idiôn » (ses propres biens) en 8,44e ; (3) « to idios » (son propre bien) en 15,19a.

(1) En général, l’adjectif « idios » signifie « particulier », « propre », « personnel », « ce qui appartient en propre ». Dans l’Évangile, ce terme employé comme adjectif ou comme substantif apparaît en quinze occurrences dont (1.a) cinq fois de l’adjectif possessif d’un tout (1,41 ; 4,44 ; 5,18 ; 5,43 ; 7,18) ; (1.b) trois fois de l’adjectif distinctif (10,3.4.12) ; et (1.c) sept fois du substantif (1,11a.11b ; 8,44 ; 13,1 ; 15,9 ; 16,32 ; 19,27).

(1.a) Les cinq occurrences de l’adjectif possessif d’un tout se trouvent dans les circonstances suivantes : (1) Après la rencontre avec Jésus (1,35-39), André, le frère de Simon-Pierre, trouve « son propre (ton idion) frère » (1,41a) ; (2) Le narrateur relate en 4,44 : « Jésus avait en effet témoigné lui-même qu’un prophète n’est pas honoré dans sa propre (en tèi idiai) patrie. » (3) Les Juifs accusent Jésus en 5,18c : « il appelait encore Dieu son propre (idion) Père, se faisant égal à Dieu. » (4) Jésus dit aux Juifs en 5,43 : « Je suis venu au nom de mon Père et vous ne m’accueillez pas ; qu’un autre vienne en son propre (i idiôi) nom, celui-là, vous l’accueillerez » ; et (5) Jésus dit aux Juifs en 7,18a : « Celui qui parle de lui-même cherche sa propre (tèn idian) gloire ; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé, celui-là est véridique et il n’y a pas en lui d’imposture. » Le terme « idios » dans ces deux derniers versets (5,43 ; 7,18) ont un sens négatif. Ces versets sont construits en opposition : venir en son propre nom est opposé à venir au nom du Père (5,43) ; chercher sa propre gloire est opposé à chercher la gloire de celui qui l’envoie (7,18).

(1.b) Les trois occurrences de l’adjectif distinctif (10,3.4.12) désignent ce qui appartient au pasteur : ses propres brebis. Dans le discours en 10,1-21, Jésus parle de la relation entre le pasteur et les brebis en ces termes : (1) « Le portier lui [le pasteur] ouvre et les brebis écoutent sa voix, et ses brebis à lui (ta idia probata), il les appelle une à une et il les mène dehors » (10,3). (2) « Quand il a fait sortir toutes celles qui sont à lui (ta idia), il marche devant elles et les brebis le suivent » (10,4a.b). (3) « Le mercenaire, qui n’est pas le pasteur et à qui n’appartiennent pas les brebis (ou ouk estin ta probata idia), voit-il venir le loup, il laisse les brebis et s’enfuit, et le loup s’en empare et les disperse » (10,12). L’adjectif distinctif « idion » dans ces versets (10,3.4.12) exprime la propriété d’une partie de la totalité : les brebis du pasteur, sous-entendu il y a des brebis qui n’appartiennent pas à lui. Par exemple, pour Jésus, les Juifs en 10,22-39 ne sont pas ses brebis (cf. 10,26).

(1.c) Pour les sept occurrences du substantif (masculin et neutre), elles se regroupent en trois sens. (a) Le premier, le substantif masculin, pluriel (deux fois : 1,11b ; 13,1), « hoi idioi » (nominatif) et « tous idious » (accusatif), a le sens des gens de sa maison, les siens. Le narrateur raconte en 1,11 : « Il [le Verbe] est venu chez lui, et les siens (hoi idioi) ne l’ont pas accueilli », et en 13,1 : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens (tous idious) qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin. » (b) Le deuxième, le neutre pluriel, accusatif « ta idia » a le sens « chez soi » (trois fois : 1,11a ; 16,32 ; 19,27). Le narrateur rapporte en 1,11a : « Il [le Verbe] est venu chez lui (ta idia) », et en 19,27b : « Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit [la mère de Jésus] chez lui (ta idia). » En 16,32, Jésus dit à ses disciples : « Voici venir l’heure – et elle est venue – où vous serez dispersés chacun de votre côté (ta idia) et me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul : le Père est avec moi. » Les cinq occurrences relatives au premier (a) et au deuxième (b) sens ne sont pas difficiles à interpréter. Le troisième sens (c) se trouve en 8,44 et 15,19 (deux fois du substantif neutre) dont l’interprétation est divergente. Nous en parlerons aux points (2) et (3) ci-dessous.

Ce bref parcours montre que le terme « idios » a cinq sens différents que l’on peut classer en deux groupes. Le premier groupe (l’adjectif) a deux sens : l’un désigne ce qui appartient entièrement à quelqu’un : son propre frère (1,41), son propre pays (4,44) ; l’autre désigne ce qui lui appartient partiellement en les distinguant des autres : les brebis du pasteur (10,3.4.12). Le deuxième groupe (le substantif) a trois sens : (1) le substantif neutre, pluriel, veut dire « chez soi » (1,11a ; 16,32 ; 19,27) ; (2) le substantif masculin pluriel désigne l’ensemble des personnes qui appartiennent à un groupe : les siens (1,11b ; 13,1) ; (3) le substantif neutre veut dire ce qui appartient en propre (8,44 ; 15,19).

(2) La traduction du substantif génitif pluriel « tôn idiôn » en 8,44e diffère selon les auteurs ; par exemple, « son propre fonds » (cf. H. Van Den Bussche, Jean, p. 306 ; Osty, 1973 ; Jeanne d’Arc, Évangile selon Jean, p. 62 ; la BiJér, 2000) ; « son fonds » (cf. X. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile, t. II, p. 253) ; « ses choses-propres » (cf. Y. Simoens, Selon Jean, 1. Une traduction, p. 46) ; « son propre bien » (cf. la TOB, 2011).

Dans l’expression « son propre fonds », le terme « fonds » peut être compris comme élément fondamental, essentiel ou permanent. Le mensonge du diable (8,44e) est un élément fondamental, il lui appartient en propre. Cependant, il s’agit du substantif pluriel « tôn idiôn » (8,44e) et non substantif singulier « to idion » (15,19a). Ce qui appartient en propre au diable en 8,44 est le mensonge, le meurtre et de ne pas se tenir dans la vérité. Le substantif pluriel « tôn idiôn » (8,44e) désigne donc plusieurs choses. De plus, comme nous l’avons remarqué, le substantif neutre « ta idia » désigne les brebis du pasteur (10,3.4.12). Ainsi, les biens propres du diable ne sont pas que des choses. Les personnes qui se mettent au côté du diable sont aussi le bien du diable. Les éléments propres du diable (le mensonge, le meurtre) sont portés par des gens qui appartiennent au diable et qui font les œuvres du diable (8,41.44.47). Ainsi, l’interprétation « tôn idiôn » par « son propre fonds », « ses propres choses » limite son sens.

Nous proposons de traduire « tôn idiôn » (8,44e) par « ses propres biens » (pluriel) désignant les biens matériels, spirituels, ou personnels. Les adversaires de Jésus, qui ont le diable pour père, possèdent leurs biens. Les structures religieuses de l’époque sont des biens matériels. Dans la discussion sur le Temple (2,13-22), les Juifs manifestent leur pouvoir sur le Temple. Le pouvoir d’interpréter la Loi et celui de sanctionner ceux qui la transgressent peuvent se comprendre comme des biens spirituels. Les adversaires de Jésus décident de faire mourir Jésus (11,47-53), ils font donc les œuvres du diable. La compréhension « tôn idiôn » (8,44e) par « ses propres biens » correspond au contexte de la péricope 8,31-59 et aide à comprendre le terme « to idion » (neutre, singulier) en 15,19.

(3) L’interprétation du substantif neutre, accusatif, singulier « to idion » (15,19a) est aussi divergente. Par exemple il est traduit par « son bien » (la BiJér, 2000) ; « ce qui lui appartiendrait » (la TOB, 2011) ; « ce qui est à lui » (Osty, 1973) ; « ce qui est sien » (X. Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile, t. III, p. 152). Certains auteurs incluent les hommes dans le terme « to idion ». Par exemple, F. Vouga, Le cadre historique, p. 99, écrit à propos de 15,19a : « Le monde aime ceux qui sont les siens. » B.M. Newman et E.A. Nida, A Translator, p. 492, ont compris « to idion » (15,19a) dans le sens collectif qui renvoie aux personnes : « Ce qui est à lui [to idion (15,19a)] est une construction au neutre en grec, mais ici il est utilisé dans un sens collectif pour faire référence à des personnes ». Le sens de 15,19a est donc « Alors le monde vous aimerait comme son bien » (ibid., p. 492). Cette interprétation s’appuie sur la proposition subordonnée : « Si vous étiez du monde » (15,19a). La suite logique de la phrase est « le monde vous aimerait ». Dans le manuscrit P66 l’article défini est au masculin « ton » (ton idion) au lieu du neutre « to » (to idion), cf. l’apparat critique dans NTG-28th. Cette variante renvoie aux hommes, mais elle reste différente au substantif masculin à l’accusatif « tous idious (les siens) » (cf. 13,1).

Nous optons pour la variante au neutre singulier « to idion » (15,19a). Dans le contexte immédiat de 15,19, cette variante est difficile à interpréter mais dans l’ensemble de l’Évangile, le neutre singulier « to idion » (son propre bien) en 15,19a renvoie au neutre pluriel « tôn idiôn » (ses propres biens) en 8,44e. Ces deux usages du substantif neutre de l’adjectif « idios » (8,44e ; 15,19a), concernant les opposants de Jésus, ont un lien entre eux. Interpréter d’emblée « to idion » (15,19a) comme « les hommes » ou « les siens » limite le sens de ce terme. En effet, comme le neutre pluriel « tôn idiôn » en 8,44e, le neutre singulier « ton idion » en 15,19a désigne à la fois (3.a) les choses et (3.b) les personnes.

(3.a) Relatif aux choses d’abord : notons, d’une part, que la polémique de la péricope 8,31-59 et celle de 15,18–16,4a se ressemblent. En 8,38-44, Jésus et ses adversaires n’ont pas le même père. Le père des Juifs n’est pas Dieu mais le diable (8,44). De même en 15,18-19, les disciples et le monde hostile ne sont pas de la même appartenance : les disciples sont de Dieu et non du monde hostile. Si les Juifs ont leur père, le monde hostile a « le Prince de ce monde » (12,31 ; 14,30 ; 16,11). Les propres biens du diable en 8,44 sont le mensonge, le meurtre. De même, le propre bien du monde hostile (15,19a) est la haine, la persécution. D’autre part, il y a le lien entre 15,19 et 3,19 par les verbes « agapaô (aimer) » (3,19c) et « phileô (aimer d’amitié) » (15,19a). Il existe donc un rapprochement entre « le monde » et « les hommes » dans ces versets. De plus, l’amour des hommes (3,19c) et du monde (15,19a) est lié à la haine. En effet, aimer les ténèbres conduit à haïr (miseô) la lumière (3,19-20) ; aimer son propre bien conduit à haïr Jésus, son Père et ses disciples (15,18-25). On peut déduire que le propre bien du monde hostile (15,19a) renvoie aux ténèbres (3,19c). Le lien de 15,19a avec 8,44 et 3,19-20 montre que l’amour du monde est donc l’amour pour les ténèbres mû par une volonté de meurtre qui s’exprime dans la haine et la persécution.

(3.b) Relatif aux personnes ensuite, le neutre « to idion » (15,19a) désigne aussi les hommes en tant que biens personnels du monde hostile. La construction de la phrase complexe de 15,19a : « Si vous étiez du monde, (proposition subordonnée) le monde aimerait son propre bien (proposition principale) » permet de comprendre que les gens qui appartiennent au monde sont inclus dans le terme « to idion ». Ce substantif est donc en contraste avec « tous idious » (les siens) de Jésus en 13,1c : « …ayant aimé les siens (tous idious) qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin », rapporte le narrateur sur l’amour de Jésus pour ses disciples. G. Stählin, « phileô, philos », p. 129-130, écrit : « La proposition subordonnée [15,19a] montre que to idion signifie les hommes ek tou kosmou [du monde], cf. 17,14 ; 8,23 ; 1 Jn 4,5. Jésus et les siens idioi sont les protagonistes ; son amour pour les idioi (13,1 : agapèsas tous idious) correspond à l’amour que le monde a pour ses idioi. C’est de la nature de cet amour pour ce qui est sien, pour ce qui lui appartient, d’être réciproque. » Quant à J. Calloud ; F. Genuyt, Le discours d’adieu, p. 64, ces auteurs font aussi un rapprochement entre l’amour de Jésus pour les siens (13,1) et l’amour du monde en 15,9a : « Par antithèse, on peut donc opposer l’amour dont Jésus aime ses disciples et l’amour dont le monde aime les siens [15,19]. » Il s’agit d’appartenir à un cercle qui partage le même point de vue. Jésus et les disciples n’appartiennent pas au monde hostile. Ils sont de Dieu et ne sont pas sous l’emprise du prince de ce monde. Le contraste entre l’amour du monde pour les siens (15,19a) et l’amour de Jésus pour les siens (13,1) est une particularité de la théologie johannique.

En résumé, le substantif neutre « to idion » (son propre bien) en 15,19a renvoie à l’appartenance au prince de ce monde, à la haine, à la persécution (les choses) et aux gens qui appartiennent au monde hostile (les personnes).

     3. Aimer (phileô) son propre bien (15,19a)

L’amour du monde pour son propre bien est mis en parallèle, d’une part, avec l’amour des ténèbres (3,19c) et, d’autre part, avec l’amour de Jésus pour les siens (13,1c). Le verbe « phileô » (aimer d’amitié) exprime l’amour du monde (15,19a) et l’amour du Père (5,20 ; 16,27) ; ce verbe est donc aussi important que celui de « agapaô ». Nous examinons l’amour du monde en deux temps : (1) le contraste de l’amour en 3,16-21 et 15,9-19 ; (2) l’amour de Jésus et celui du monde.

(1) Notons la place significative de deux passages : 3,16-19 et 15,9-19. Dans son monologue au début de l’Évangile (3,13-21), Jésus révèle l’amour de Dieu pour le monde (3,16a) avant l’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c). Pareillement, à la fin de sa mission, Jésus parle de l’amour entre le Père, lui-même et ses disciples (15,9-17) avant l’amour du monde hostile (15,19a). Dans neuf versets (15,9-17), il y a cinq fois (15,9a.9b.12a.12b.17) le verbe « agapaô » (aimer), quatre fois (15,9.10a.10b.13) le substantif « agapè » (amour) et trois fois (15,13.14.15) le substantif « philos » (ami) désignant les disciples. Le thème de l’amour et de l’amitié en 15,9-17 est longuement et soigneusement décrit, tandis que l’amour du monde est exprimé une seule fois (15,19a) avec un objet neutre « to idion » (son propre bien). Ces remarques montrent que l’amour de Dieu et de Jésus est premier et décisif, par contre l’amour des hommes et du monde n’est que le refus de l’amour de Dieu.

(2) L’amour du monde hostile (15,19a) doit être interprété en rapport avec l’amour de Jésus pour les siens en 13,1 et l’amour d’amitié de Jésus envers ses disciples en 15,12-15. Il existe donc deux amours. Un amour pour ceux qui appartiennent au monde hostile et un amour pour ceux qui appartiennent à Jésus. Si nous les mettons en parallèle (l’amour de Jésus et celui du monde), l’ambiguïté de l’amour exprimée par les verbes « agapaô » (cf. 3,19c ; 13,1c) et « phileô » (cf. 5,20a ; 15,19a) apparaît. En soi, « aimer » (agapaô, phileô) est ambigu, il faut donc préciser l’amour de qui et pour qui.

En effet, le sujet de l’amour (Jésus et le monde) et son objet (les disciples et ceux qui appartiennent au monde) est en opposition. Le contraste est fort puisque Jésus aime les siens jusqu’à donner sa vie pour eux ; tandis que le monde aime les siens jusqu’à prendre la vie de ceux qui ne lui appartiennent pas (cf. 16,2). L’amour du monde (15,19a) a donc un sens théologique, parce que cet amour conduit à la perte et à la condamnation comme l’amour des hommes pour les ténèbres en 3,19c. Pour les disciples, ne pas être aimé par le monde veut dire être haï et être persécuté par lui (15,18–16,4a). L’opposition relative à l’objet et au sujet de l’amour fait que l’ambiguïté de l’amour demeure puisque l’amour existe dans les deux camps. Le lecteur peut distinguer ces deux amours : l’amour conduit à la vie éternelle, l’amour conduit à la mort.

Mais comment les adversaires de Jésus ne voient-ils pas cette différence ? En fait, l’enjeu de ces deux amours opposés est double. (1) D’une part, la confrontation entre Jésus et ses adversaires est issue du conflit théologique : Jésus est accusé de transgresser la loi du sabbat (5,18a ; 9,16), de blasphème (10,33a), de se faire égal à Dieu (5,18b), de se faire Dieu (10,33b) et de se faire Fils de Dieu (19,7). La décision des grands prêtres et des Pharisiens de faire mourir Jésus (11,47-53) et l’accusation « qu’il [Jésus] se fait roi » (19,12) sont des raisons politiques. Cependant, dans l’ensemble, les raisons théologiques sont dominantes. De plus, les allusions à la situation de la communauté johannique montrent que ce conflit avec le monde continue au cours de l’histoire. (2) D’autre part, l’Évangile décrit deux amours opposées grâce au procédé littéraire du malentendu (cf. 8,31-59) et de la méconnaissance (cf. 15,21 ; 16,3) de la part des adversaires. Les hommes en 3,19 et le monde en 15,19 se rangent au côté des gens qui ne connaissent ni Dieu ni Jésus. Du point de vue pédagogique, cette ignorance permet à Jésus et à ses disciples de continuer à enseigner et témoigner pour qu’ils parviennent à une vraie connaissance. L’opposition des deux amours appartient donc à la pédagogie de l’Évangile.

IV. Conclusion

Nous avons traité l’amour de ceux qui refusent de croire en 3,19c et 15,19a, avec l’aide des études sur ces quatre thèmes :

(1) La venue de la lumière (3,19b) c’est la présence de Jésus lui-même. Le terme « skotos » (les ténèbres) représente les ténèbres qu’on aime et renvoie à la puissance des ténèbres : le diable. La lumière et les ténèbres ne se situent pas sur le même plan. La lumière vient pour sauver le monde tandis que les ténèbres ne sont que le refus de la lumière. Le triomphe de la lumière est incontestable (cf. 1,5 ; 12,31 ; 16,11.33).  

(2) Le jugement en 3,18-19 a le sens de condamnation. C’est un jugement immédiat dans le présent. Cette eschatologie réalisée (réversible) est complétée par l’eschatologie future (irréversible). Le jugement réalisé est un approfondissement de la foi et met en relief la décision de l’homme. Ce jugement immédiat offre une ouverture parce qu’il n’est pas définitif : croire en Jésus est toujours à la portée de l’homme.

(3) il y a un lien entre les deux fois pour l’expression « les œuvres mauvaises » (3,19 ; 7,7) dans l’Évangile. En 7,7, Jésus révèle que les œuvres des Juifs qui cherchent à le tuer (7,1) sont mauvaises. Ils font les œuvres du diable, leur père (8,44). De ce fait, les œuvres mauvaises en 3,19c renvoient à l’acte de faire mourir Jésus.

(4) L’objet de l’amour du monde hostile (15,19a) est « to idion » (son propre bien). Ce terme renvoie à « tôn idiôn » : ses propres biens du diable (8,44e). Le bien propre du monde hostile comprend donc à la fois les choses : la haine, la persécution (15,18–16,4a) et les personnes : ceux qui lui appartiennent (15,19).

Le thème de l’amour des hommes (3,19c) et l’amour du monde (15,19a) est une élaboration de la théologie johannique sur les trois points suivants :

(1) Les deux premières occurrences du verbe « agapaô » (aimer) sont opposées : l’amour de Dieu pour le monde (3,16a) et l’amour des hommes pour les ténèbres (3,19c). Cependant, l’amour de Dieu est premier et décisif manifesté dans la venue de la lumière–Jésus laquelle dévoile l’amour des hommes pour les ténèbres. En même temps, Jésus, l’envoyé du Père, est le premier qui subit la manifestation de cet amour. Il est le premier à être haï, persécuté et condamné à mort. La communauté des disciples, à son tour, est effrayé (14,27) face à la persécution (15,18–16,4a). Dans ce contexte de crise, « aimer » et « haïr » du monde en 15,18-19 doivent être interprétés en lien avec « aimer » et « haïr » en 3,16-21. L’amour des hommes (3,19c) et du monde (15,19a) appartient au domaine intérieur (invisible). Cet amour se manifeste à l’extérieur à travers les œuvres mauvaises (3,19), la persécution (15,20) et le meurtre (16,2). Cet amour est inséparable de la haine : ceux qui aiment les ténèbres haïssent la lumière (3,19-20) ; aimer son propre bien conduit à haïr ceux qui ne lui appartiennent pas (15,18-19). Du côté des disciples, ne pas être aimé par le monde signifie être haï par lui. Il existe donc un amour qui est le péché par excellence. Ainsi, aimer les ténèbres et aimer son propre bien ne sont pas des attitudes morales, c’est le refus de l’amour de Dieu.

(2) L’amour de Dieu, de Jésus et de ses disciples (3,16a ; 13,1 ; 15,9-17) sont en contraste avec l’amour des hommes (3,19c) et l’amour du monde (15,19a). Ainsi, les verbes « agapaô » (aimer » et « phileô » (aimer d’amitié) en soi sont ambigus, il est indispensable de préciser le sujet et l’objet de ces verbes. Il s’agit de l’amour entre deux groupes de personnes : les croyants et les non-croyants. Le sujet et l’objet de ces deux amours sont opposés. D’une part, l’amour conduit à la vie éternelle et l’amour conduit à la condamnation. D’autre part, l’amour des ténèbres engendre la haine et le meurtre, tandis que l’amour de Dieu et de Jésus engendre la force et le courage pour surmonter la persécution. Jésus exprime son amour en donnant sa vie pour ses amis (15,13) ; tandis que le monde hostile manifeste son amour en mettant à mort les disciples (16,2). Un amour qui va jusqu’au sacrifice de soi-même est en contraste avec un amour qui va jusqu’au sacrifice de l’autre. Cette double antithèse (sujet et objet de l’amour) est une des originalités de l’Évangile.

(3) L’amour au sens négatif montre que l’importance d’un sujet ne se mesure pas seulement au nombre d’occurrences. Certes, les verbes « agapaô » (aimer) et « phileô » (aimer d’amitié) sont des verbes par excellence pour exprimer l’amour divin, en même temps, ceux qui s’opposent à Jésus et ne croient pas en lui sont aussi les sujets des verbes : « agapaô » (3,19c) et « phileô » (15,19a). De plus, ces occurrences se placent aux moments décisifs : au début de l’Évangile, l’amour des ténèbres (3,19c) est présenté après l’annonce de l’amour de Dieu (3,16a). À la fin de sa mission, Jésus annonce l’amour du monde hostile (15,19a) après l’amour du Père, de lui-même et des disciples (15,9-17). La haine est propre au monde hostile, mais celui-ci a aussi son amour : l’amour des hommes pour les ténèbres nourrit la volonté de faire mourir Jésus. Cet amour qui se situe dans le cadre du procès entre la lumière et les ténèbres est la clé de la lecture de l’Évangile.

Un autre amour au sens négatif se trouve en 12,25 : « Qui aime (ho philôn) sa vie la perd ; et qui hait (ho misôn) sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle », dit Jésus aux disciples. Dans un sens, le monde hostile se retrouve dans la position d’aimer sa vie pour la perdre ; tandis que Jésus et les disciples ont opté de haïr leur vie. Dans un autre sens, haïr sa vie (12,25b) peut avoir de lien avec haïr la lumière (3,20a) et haïr Jésus et ses disciples (15,18-19). Nous étudierons ce verset dans un autre article./.



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