16/10/2017

Jn 6 : L’ambiguïté de voir et d’entendre



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Le 16 octobre 2017


Contenu

I. Introduction
II. Les signes dans le quatrième Évangile
     1. Les signes (sèmeia) johanniques
     2. « Les signes » et « les œuvres »
III. L’ambiguïté du signe et de la parole en Jn 6
     1. La structure Jn 6
     2. L’ambiguïté des signes
          a) « C’est vraiment lui le prophète » (6,14b)
          b) L’intention de la foule de faire Jésus, roi (6,15)
          c) La foule ne saisit pas le sens du signe (6,26)
          d) « Quel signe fais-tu donc… ? » (6,30a)
     3. L’ambiguïté de la parole
          a) Le donateur de la nourriture qui demeure (6,27)
          b) « Je suis descendu du ciel » (6,38a.42b)
          c) La réaction des disciples (6,60-71)
IV. Conclusion
     Bibliographie
     Les articles liés à « voir » et « entendre »


I. Introduction

Le thème « voir et entendre » dans le quatrième Évangile renvoie aux signes johanniques (cf. la liste des études sur ce sujet à la fin de cet article). Jésus a fait des signes pour révéler son identité et sa mission. Les signes qu’il a faits sont l’objet du « voir » et son enseignement est à « entendre ». Cependant, est-ce que les auditeurs parviennent à comprendre ses signes et sa parole ? Le fait de « voir les signes » et « entendre la parole » peut-il conduire à la foi ? La remarque du narrateur à la fin de la mission de Jésus en 12,37 : « Bien qu’il [Jésus] eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui » demande une réflexion sur ce thème. Nous étudions d’abord les signes dans l’Évangile et ensuite l’ambiguïté du signe et la parole en Jn 6.

II. Les signes dans le quatrième Évangile

Nous avons étudié en détail ce thème dans l’article : « Le signe (sêmeion) dans l’Évangile de Jean ». Dans cet article, d’abord (1) nous rappelons quelques caractéristiques du signe johannique, et ensuite (2) nous étudions le lien entre « les signes » et « les œuvres », l’objet de la vision.

     1. Les signes (sèmeia) johanniques

Dans son sens courant, un « signe » couvre un champ large. Le signe est une chose perçue qui permet de conclure à l’existence ou à la vérité d’une autre chose, à laquelle elle est liée (par exemple : la fumée est un signe du feu). Les signes sont aussi des éléments ou des caractères qui permettent de distinguer, de reconnaître des réalités (par exemple : la fièvre est un signe d’infection). Le signe est synonyme des termes : indice, manifestation, marque, preuve, symptôme. L’objet matériel simple (figure, geste, couleur etc.), qui, par rapport naturel ou par convention, est pris pour tenir lieu d’une réalité complexe, est aussi un signe (par exemple : signes mathématiques, signes alphabétiques) ; c’est dans ce sens qu’emblème, insigne, unité linguistique sont des signes. On peut parler aussi « le signe de la croix » comme emblème des chrétiens. En général un signe ne prend sens que dans un système. Dans l’Ancien Testament, le signe a pour but d’authentifier la mission d’un envoyé de Dieu ou de confirmer une parole prophétique. Moïse demande et il reçoit des signes qui lui prouveront que Dieu est avec lui et l’envoie chez Pharaon (Ex 3,10-12). Yahvé a donné à Isaïe un signe (Is 38,7-8) pour confirmer sa parole.

Quel sens l’Évangile de Jean donne-t-il au terme « signe » (sèmeion) ? Le narrateur raconte les miracles de Jésus dans l’Évangile, mais il les nomme « signes », et non « actes de puissance » comme dans les Évangiles synoptiques. On peut parler de huit signes dans le quatrième Évangile, classés en trois catégories : (A) d’abord le texte désigne explicitement les quatre récits comme signes : (1) la transformation de l’eau en bon vin à Cana (cf. 2,11) ; (2) la guérison du fils d’un fonctionnaire royal (cf. 4,54) ; (3) la multiplication des pains et des poissons (cf. 6,14) ; et (4) la résurrection de Lazare (cf. 12,18). (B) Ensuite, les deux autres textes désignent implicitement comme signes : (1) Selon les pharisiens, le fait que l’aveugle-né recouvre la vue est un signe (cf. 9,16b). (2) Probablement aussi, en 7,23b, Jésus parle de la guérison du paralysé à la piscine probatique, le jour du sabbat, en 5,10.16 quand Jésus dit à la foule en 7,23 : « Alors, un homme reçoit la circoncision, le jour du sabbat, pour que ne soit pas enfreinte la Loi de Moïse, et vous vous indignez contre moi parce que j’ai rendu la pleine santé à un homme tout entier le jour du sabbat ? » Puis plus tard, les gens dans la foule disaient en 7,31 : « Le Christ, quand il viendra, fera-t-il plus de signes que n’en a fait celui-ci ? » Aux yeux de ces gens, la guérison du paralysé en 5,1-9 est donc un signe parmi d’autres. (C) Enfin, par le caractère commun avec les autres signes (une intervention miraculeuse), les deux récits : (1) la marche sur la mer en 6,16-20 et (2) la pêche miraculeuse en 21,1-14 peuvent être considérées comme des signes. En résumé, l’Évangile contient donc sept signes dans les douze premiers chapitres (Jn 1–12) et un signe au ch. 21.

L’utilisation du terme « signe » est complexe. Le sens de ce mot n’est pas le même selon les personnages qui l’utilisent. Les grands prêtres et les Pharisiens reconnaissent que Jésus fait des signes ; le narrateur relate en 11,47 : « Les grands prêtres et les Pharisiens réunirent alors un conseil : “Que faisons-nous ? Disaient-ils, cet homme fait beaucoup de signes. » Mais pour eux, que veut dire ce mot « signes » ? La foule qualifie les miracles de Jésus de signes (cf. 7,31). Cependant, le mot « signe » dans la bouche de ces gens a-t-il le même sens que celui qu’utilise Jésus ? Quant à l’évangéliste, les signes prennent toute son importance, dans la première conclusion de l’Évangile en 20,31 : « Ceux-là [les signes] ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom. » Les signes rapportés sont une invitation à la foi authentique en Jésus. Et pourtant, les signes ne conduisent pas automatiquement à la foi (cf. 12,37). Ils peuvent ne pas confirmer non plus l’autorité de Jésus comme envoyé du Père (cf. 7,23). En fait, les signes exacerbent le conflit entre Jésus et ses adversaires, jusqu’au dernier signe : la résurrection de Lazare (11,1-46). À cause de ce signe que les grands prêtres et les Pharisiens décident de tuer Jésus (11,53). Paradoxalement, les signes qu’accomplit Jésus le conduisent à la mort.

La diversité de sens du mot « signe » exige une observation du contexte : d’une part, dans un même récit, il existe plusieurs nuances de sens de ce terme, selon les points de vue des personnages ; d’autre part, les signes racontés les uns après les autres, par le narrateur, servent à élaborer une théologie du signe permettant de communiquer au lecteur l’origine et l’identité de Jésus. Par cette particularité, on peut attribuer aux signes dans l’Évangile d’un qualificatif : « les signes johanniques » lesquels ont des caractères propres et se différencient de l’utilisation courante du terme. Pour souligner la spécificité des signes johanniques, nous ne qualifions pas le récit : « Jésus et le Temple de Jérusalem » (2,13-22) ou « le lavement des pieds » (13,1-19) de signes ; ils sont plutôt des œuvres. Nous ne parlons pas non plus de « signe de la croix », puisque la croix est l’Heure de Jésus, c’est l’Heure de sa glorification et de son élévation. Selon la théologie de l’Évangile, la croix n’est pas un signe.

Un signe johannique doit se situer dans la totalité du récit. Par exemple, le dialogue entre Jésus et sa mère aux noces de Cana (2,1-12) ou le long discours après le signe de la multiplication des pains (6,22-59), sont des parties indissociables des signes. Par ailleurs, la plupart des utilisations du terme « signe » sont au pluriel. Cela oblige à prendre en compte la totalité des signes. Chacun révèle un aspect de la théologie johannique. Extraire les signes johanniques de son contexte ne permet pas une bonne compréhension de la théologie des signes. De plus, les signes ne sont compréhensibles que dans l’ensemble de la révélation rapportée dans l’Évangile. Les deux livres : « le livre des signes » (Jn 1–12) et « le livre de l’Heure » (Jn 13–21), ne permettent pas de diviser l’Évangile. Au contraire, les signes johanniques renvoient à la croix. Il y a un lien de cause à effet entre les signes que Jésus a fait et la décision de le faire mourir (cf. 11,47-53). Les signes conduisent donc Jésus à la croix. C’est pour cela que la croix devient la clé d’accès au sens des signes johanniques. Ceux-ci prennent toute leur force après la Passion et la Résurrection de Jésus ; ils dévoilent son identité divine et conduisent à la vraie foi en lui (cf. la conclusion en 20,30-31).

     2. « Les signes » et « les œuvres »

Le terme « œuvre » (ergon) apparaît en 71 occurrences dans l’Évangile. Le plus souvent, Jésus emploie ce terme pour désigner les signes (cf. 5,36 ; 7,21 ; 9,3 ; 10,25). Dans le discours en 7,14-31, Jésus parle de l’œuvre à la foule en 7,21 : « Pour une seule œuvre que j’ai faite, vous voilà tous étonnés. » Or, dans les versets suivants Jésus fait allusion au récit de la guérison du paralysé à la piscine probatique (cf. 5,1-9) en 7,23 (cité plus haut). L’œuvre dont Jésus parle en 7,21a est le signe de la guérison du paralysé en 5,1-9. Le signe de l’aveugle-né en 9,1-7 est une manifestation de l’œuvre de Dieu (cf. 9,3b). Les œuvres que Jésus a faites, au nom de son Père, lui rendent témoignage (5,36b). En 15,24 Jésus dit aux disciples sur la haine du monde : « Si je n’avais pas fait parmi eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils ont vu et ils nous haïssent, et moi et mon Père. » Ces œuvres ici renvoient donc aux signes. Il y a donc une certaine ressemblance entre « les signes » et « les œuvres » et pourtant ils ne sont pas identiques, pour les raisons suivantes :

(1) D’abord, du côté de l’homme, il y a les bonnes œuvres et les mauvaises. Jésus révèle dans son discours en 3,20-21 : « 20 Quiconque, en effet, commet le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres (ta erga autou) ne soient démontrées coupables, 21 mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses œuvres (autou ta erga) sont faites en Dieu. » Quand la foule demande Jésus en 6,28 : « Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » Jésus leur répond : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé » (6,29). Ici l’« œuvre » est définie par la foi en Jésus. Quant aux Juifs, ils ne font pas les œuvres d’Abraham comme Jésus le dévoile en 8,39b-40 : « 39b Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres (ta erga) d’Abraham. 40 Or maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité, que j’ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l’a pas fait ! »

(2) Ensuite, du côté de Jésus, il y a des œuvres – signes, mais il y a aussi des œuvres – paroles. Quand Philippe demande Jésus en 14,8 : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit », Jésus lui dit et aux disciples en 14,10-11 : « 10 Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même : mais le Père demeurant en moi fait ses œuvres (ta erga autou). 11 Croyez-m’en ! Je suis dans le Père et le Père est en moi. Croyez du moins à cause des œuvres mêmes (ta erga auta). » Les paroles de Jésus sont donc les œuvres de Dieu.

(3) Enfin le plus souvent, le terme « œuvre » (ergon) dans l’Évangile renvoie à l’ensemble de la mission de Jésus. Il dit à son Père, au terme de sa mission, en 17,4 : « Je t’ai glorifié sur la terre, en menant à bonne fin l’œuvre (to ergon) que tu m’as donnée de faire. » L’œuvre de Jésus est sa mission toute entière. C’est ainsi que les signes que Jésus a faits, ses gestes, ses activités, ses paroles, son enseignement sont les œuvres. Selon M. Gourgues, Pour que vous croyez…, p. 55 : « L’ergon-mission de Jésus, qui s’accomplit à travers les erga-signes et les erga-paroles, est tout tendu vers l’heure comme vers son point d’achèvement. » En effet, l’Heure de Jésus est inséparable des œuvres. La mention d’Heure de Jésus parcourt toute sa mission (cf. 2,4 ; 7,30 ; 8,20). Cette Heure est l’accomplissement de sa mission. Jésus est venu dans le monde pour accomplir les œuvres du Père et son Heure, comme il s’adresse au Père en 12,27 : « Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. » L’Heure de Jésus est le sommet de la révélation de Dieu. Comme les signes johanniques, les œuvres renvoient à l’heure de la croix. La Passion de Jésus n’est jamais désignée dans le récit comme signe ni comme œuvre. Il est donc légitime de distinguer ces trois thèmes johanniques : les signes, les œuvres et l’Heure. En tout cas, du point de vue de ce monde, la mort de Jésus sur la croix peut être comprise comme un échec. L’ambivalence dans l’interprétation demeure. Nous abordons donc l’ambiguïté du signe et de la parole en Jn 6.

III. L’ambiguïté du signe et de la parole en Jn 6

Il y a des systèmes de signes qui n’acceptent pas d’ambiguïté, par exemple, les signes du code de la route. Est-ce le cas des signes johanniques ? Nous étudions Jn 6 pour répondre à cette question. Après les deux signes : la multiplication des pains et des poissons (6,1-15) et la marche sur la mer (6,16-21), la suite du récit sont le discours sur le pain de vie de Jésus (6,22-59) et les réactions des disciples (6,60-71). Après avoir vu les signes, les discussions montrent que les auditeurs ont du mal à saisir le sens du signe et de la parole de Jésus. Nous nous demandons d’où vient cette difficulté à comprendre ; par ailleurs les signes et le discours sont-ils aussi ambigus ?

     1. La structure Jn 6

Le ch. 6 est limité par l’indice du texte : « Après cela » (meta tauta) mentionné au début du ch. 6 (6,1) et au début du ch. 7 (7,1). Jn 6 peut se structurer comme suit :

 

Le ch. 6 pose des problèmes d’unité littéraire. Par exemple, le récit de la marche sur la mer (6,16-21) paraît ne pas avoir de lien avec le récit de la multiplication des pains (6,1-15). Le discours qui suit en 6,25-59 ne fait aucune allusion explicite au récit de la marche sur la mer. Dans le discours, les Juifs entrent en scène en 6,41.52, sans qu’il y ait transition pour prévenir le lecteur, comme si la foule indiquée en 6,22.24 se transformait en Juifs. L’unité littéraire 6,53-57 sur « manger la chair et boire le sang » semble être une pièce rapportée, car elle fait allusion à la pratique de l’eucharistie de l’Église. Malgré les complexités d’enchaînements, une lecture synchronique du ch. 6 est possible avec trois remarques :

(1) Le signe de la multiplication des pains et des poissons (6,1-15) renvoie au discours sur le pain de vie (6,25-59). Quant au récit de la marche sur la mer (6,16-21), il n’est pas seulement une scène de sauvetage, c’est une manifestation de l’identité divine de Jésus. La mer houleuse préfigure la puissance de la mort sur laquelle Jésus domine. Le récit 6,16-21 renvoie donc à la révélation sur son origine d’en haut, dans le discours qui suit.

(2) Le discours sur le pain de vie révèle le rôle du Père et l’identité divine de Jésus. Du côté des auditeurs, tout le discours est concentré sur la foi en Jésus. Les versets 32-33 éclairent le discours : d’une part, c’est le Père qui donne le véritable pain (6,32b) et d’autre part, ce pain de Dieu est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde (6,33). À partir du signe de la multiplication, le discours joue sur la figure du pain et de la nourriture. Ce n’est pas n’importe quel pain. C’est le pain de vie que Jésus révèle à la foule en 6,35 : « Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim ; qui croit en moi n’aura jamais soif. » Parler du véritable pain, c’est parler de Jésus lui-même. Le discours sur le pain de vie est donc une autorévélation de l’identité divine que seul Jésus peut révéler.

(3) Jésus parle de son Père et de lui-même, tout en maintenant la figure du pain de vie. Jésus s’identifie comme « le pain venu du ciel » (6,32) en disant : « Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde » (6,33). Les déclarations de Jésus en « Je suis » : « Je suis le pain de vie » (6,35a), « je suis descendu du ciel » (6,38a), « je suis le pain vivant, descendu du ciel » (6,51a) permettent d’approcher la formule choquante : « manger la chair et boire le sang » dans l’unité littéraire 6,51b-57. Certes, ce thème fait allusion à l’eucharistie, mais la différence est que, dans l’eucharistie, le pain et le vin sont transformés en corps et en sang du Christ. Tandis qu’en 6,51-58, c’est Jésus qui se transforme en pain et en nourriture. Dans le contexte de 6,51-58, d’abord l’expression « manger la chair et boire le sang » est directement liée à « la vie éternelle » (6,54) ; et ensuite, une promesse qui se traduit par l’emploi au futur des verbes : « vivre » (zaô) et « donner » (didômi) en 6,51b.c : « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra (zèsei) pour toujours. Et le pain que je donnerai (dôsô), c’est ma chair pour la vie du monde. » Cette promesse de Jésus se réalisera par le don de sa vie sur la croix. Ces deux éléments permettent d’éviter une compréhension d’anthropophagie. De manière forte, Jésus annonce sa mort pour la vie du monde dans l’expression : « manger sa chair et boire son sang » (6,54a).

En résumé, Jn 6 dans son ensemble apporte la révélation sur l’origine de Jésus, son identité et sa mission ainsi que l’invitation à croire en Jésus pour avoir la vie éternelle. Cependant, malgré les signes éclatants et les paroles révélatrices, l’interprétation de ceux-ci reste divergente.

     2. L’ambiguïté des signes

La foule a vu des signes avant le signe de la multiplication des pains et des poissons : le narrateur commence son récit en 6,2 : « Une grande foule le suivait [Jésus], à la vue des signes qu’il opérait sur les malades. » Et puis la foule a vu le signe de la multiplication, le narrateur relate en 6,14a : « À la vue du signe qu’il venait de faire, les gens disaient :… » Mais quelle lecture la foule donne-t-elle à ce signe ?

          a) « C’est vraiment lui le prophète » (6,14b)

À la vue du signe que Jésus vient d’opérer en 6,10-13, les gens disent en 6,14b : « C’est vraiment lui le prophète (ho prophètès) qui doit venir dans le monde. » Le titre « le Prophète » (avec l’article défini) attribué à Jésus a son importance. Nous distinguons entre « le prophète » et « un prophète » (avec l’article indéfini) : « le prophète » renvoie à la promesse de Yahvé à Moïse en Dt 18,18 : « Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai. » Après la mort de Moïse, les Israélites lisent cette promesse comme l’annonce d’un prophète exceptionnel. Ce prophète est attendu par les contemporains de Jésus. En effet, les délégués des Juifs demandent à Jean le Baptiste : « Es-tu le prophète (ho prophètès) ? » (1,21b) Jean leur répond : « Non » (1,21c).

Jésus est appelé « le prophète » par la foule en 6,14 et 7,40. En écoutant la proclamation de Jésus au dernier jour de la fête des Tentes en 7,37b-38a : « 37b Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et il boira, 38a celui qui croit en moi ! », dans la foule, plusieurs disent en 7,40b : « C’est vraiment lui le prophète ! » Cependant, le Jésus johannique n’est pas présenté comme « le prophète » semblable à Moïse. Plusieurs indices écartent le parallèle entre Moïse et Jésus dans l’Évangile. Par exemple, Jésus dit à la foule en 6,32-33 : « 32 En vérité, en vérité, je vous le dis, non, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vient du ciel ; mais c’est mon Père qui vous le donne, le pain qui vient du ciel, le vrai ; 33 car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde. » Jésus s’identifie avec le pain de Dieu en disant à la foule : « Je suis le pain de vie » (6,35a) et appelle Dieu : « mon Père » (6,32b). Jésus se situe donc à un autre niveau que Moïse. Il n’est pas le nouveau Moïse puisqu’il prend la figure du serpent et non celle de Moïse quand il révèle en 3,14-15 : « 14 Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, 15 afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle. » Moïse monte sur la montagne et puis en redescend pour parler au peuple tandis que Jésus descend du ciel et y remonte. Les deux mouvements sont inverses.

Le Jésus johannique est bien supérieur à Moïse, en même temps il n’y a pas de concurrence. Moïse joue le rôle de témoin en faveur de Jésus (cf. 5,46). À travers le signe de la multiplication des pains, la foule voit Jésus comme « le prophète », ce qui est un titre exceptionnel à l’époque, tandis que Jésus s’identifie au signe lui-même : à partir des pains multipliés, Jésus se présente comme le pain de vie. L’interprétation du signe par la foule et par Jésus n’est pas la même. 

          b) L’intention de la foule de faire Jésus, roi (6,15)

Devant la proclamation de la foule en 6,14b, le narrateur raconte en 6,15 : « Alors Jésus, sachant qu’ils allaient venir s’emparer de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. » La foule pousse à l’extrême son raisonnement, qui n’est pas faux, d’ailleurs. Elle cherche Jésus pour le faire roi, comme si le titre « le prophète » et son intronisation allaient ensemble. La réaction de la foule reste cohérente avec l’attente du Messie. La figure du Messie paraît complexe à l’époque (cf. H. Cousin, (éd.), Le monde où vivait Jésus, p. 556-588). Le modèle du Messie est multiple : soit dans la ligne davidique (2S 7,14), soit dans celle du prophète mosaïque (Dt 18,18), soit dans celle d’un prophète comme Élie. Dans la situation de l’occupation romaine, cette attente est ambiguë et souvent mélange les deux figures messianiques : religieuse et politique. Jadis, Moïse avait délivré les Hébreux de l’esclavage ; maintenant, semblable à Moïse, le prophète est venu. Le désir de la foule d’être délivré du pouvoir romain est compréhensible.

Dans l’Évangile Jésus accepte le titre roi au sens religieux, ce qui n’est pas le cas en 6,15. En effet, Nathanaël dit à Jésus en 1,49 : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël. » À la fin de la mission, la grande foule accueille Jésus à l’entrée de Jérusalem en criant : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur et le roi d'Israël ! » (12,13). Ici la foule proclame Jésus comme un roi messianique et il l’accepte. En fait, la royauté de Jésus ne se dévoile pleinement que dans sa Passion. C’est devant Pilate et sur la croix que sa royauté se manifeste. À l’étape du récit de la multiplication des pains, la royauté de Jésus est équivoque. Il n’est pas étonnant que la foule cherche Jésus pour le faire roi, ce n’est pas non plus une surprise que Jésus se retire dans la montagne (6,15), parce que sa royauté n’est pas de ce monde ci, comme il le dit à Pilate en 18,36 : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici. » La lecture du signe est divergente entre la foule et Jésus.

          c) La foule ne saisit pas le sens du signe (6,26)

Quand la foule cherche Jésus (6,24) et le trouve à Capharnaüm (6,25), Jésus leur dit en 6,26 : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez, non pas parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et avez été rassasiés. » L’expression « avoir vu des signes » dans ce verset est difficile à interpréter. On peut comprendre que malgré sa désignation comme « signe », la foule a seulement vu « le miracle », qu’elle a vu ce qui s’est passé devant ses yeux, mais qu’elle ne l’a pas vu comme « signe ». Elle s’arrête au signifiant sans apercevoir le signifié. Elle en reste à la matérialité brute, sans prêter attention au signifié qui est la réalité mystérieuse du Fils de l’homme (cf. Y.-M. Blanchard, Des signes pour croire ? p. 67). On peut aussi interpréter 6,26, selon la structure de la phrase : la foule a vu le signe, cependant elle ne cherche pas Jésus à cause du signe, mais parce qu’elle a été rassasiée.

Nous pensons que le texte joue sur l’ambiguïté de l’expression « voir des signes ». Le narrateur dit que la foule a vu des signes (6,2b) et vu le signe de multiplication (6,14a). Cependant, l’expression « voir le signe » du narrateur en 6,14a et celle dans la bouche de Jésus en 6,26a ne recouvrent pas le même contenu. En effet, la foule a vu le signe (6,14) et l’a interprété comme l’attente du prophète. Cette lecture est légitime, mais ce n’est pas celle de Jésus. L’interprétation de la foule est subjective, elle ignore l’initiative de celui qui fait le signe. En disant à la foule : « Vous me cherchez, non pas parce que vous avez vu des signes… (6,26a) Jésus renverse la situation : c’est lui seul qui donne sens au signe qu’il a fait. L’interprétation de la foule « à la vue du signe » est terrestre, elle n’a pas vu le signe comme Jésus le veut. Ainsi, on peut voir un signe de différente manière. L’ambiguïté du signe vient de celui qui interprète. Qui peut donc donner sens au signe, l’opérateur ou les spectateurs ?

          d) « Quel signe fais-tu donc… ? » (6,30a)

En 6,27, Jésus invite la foule à passer du voir des signes au travail aux œuvres de Dieu. La vision des signes doit conduire à travailler. La révélation de Jésus en 6,29 : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé » perturbe la foule. Il ne s’agit plus de voir le signe et de l’interpréter mais de croire en Jésus. Devant cette parole, la foule dit en 6,30 : « Quel signe (sèmeion) fais-tu donc, pour qu’à sa vue nous te croyions ? Quelle œuvre accomplis-tu ? » La foule demande un autre signe alors qu’elle vient d’en voir un. Ce détail ironique présente la difficulté pour l’esprit humain de se laisser guider par Jésus dans la compréhension des signes. La foule demande un signe pour croire. En réalité, elle ne comprend pas encore le signe de la multiplication des pains. Jésus ne leur accorde pas un autre signe. En fait, le signe par excellence à voir est Jésus lui-même comme il le dit à la foule en 6,36 : « Mais je vous l’ai dit : vous me voyez et vous ne croyez pas. » Pour que le signe puisse conduire au « croire », le « voir du signe » est insuffisant et équivoque. Il faut accueillir le signifié du signe que Jésus seul peut révéler. Le signe et l’enseignement de Jésus sont indissociables.

L’analyse plus haut montre que le contenu du mot « signe » n’est pas le même pour le narrateur (6,2b.14a), pour Jésus (6,26b) et pour la foule (6,30a). L’emploi du verbe « voir » n’est pas clair non plus : d’abord, « voir » paraît impuissant pour conduire à la foi. En effet, après le signe de la multiplication des pains, Jésus dit à la foule en 6,36b : « Vous me voyez (heôrakate) et vous ne croyez pas. » Ensuite, la mise en garde d’une foi qui résulte du « voir des signes » paraît évidente en 2,23-24 : « 23 Comme il [Jésus] était à Jérusalem durant la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue (theôrountes) des signes qu’il faisait. 24 Mais Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous. » Enfin, Jésus souligne un « voir » qui conduit à la foi authentique quand il dit à la foule en 6,40 : « Oui, telle est la volonté de mon Père, que quiconque voit (theôrôn) le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. » « Voir » et « croire » dans ce verset impliquent la reconnaissance de l’identité divine de Jésus.

Il y a donc plusieurs niveaux de « voir », mais le narrateur utilise le même verbe : « theaômai » (voir) en 2,23c et 6,40b. De même, il y a plusieurs niveaux de signifié du signe, mais le texte utilise le même terme : « sèmeion » (signe). L’ambiguïté paraît inévitable. La phrase « voir des signes » est ambigüe, mais la parole de Jésus qui donne sens au signe est-elle sans équivoque ? En Jn 6, la crise de la foi des disciples en 6,60-66 résulte de la parole de Jésus. Beaucoup de ses disciples disent, après avoir entendu le discours en 6,60b : « Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter ? »

     3. L’ambiguïté de la parole

L’ambiguïté du signe de la multiplication des pains et des poissons exige des paroles explicatives de Jésus. Or son discours paraît difficile à comprendre. En effet, le signe de la multiplication évoque une distinction entre la nourriture périssable et la nourriture impérissable (6,27a.b). Ce signe renvoie au miracle de la manne au désert (6,31). Jésus supplante cette image en s’identifiant à la manne comme le vrai pain venu du ciel (6,32b). En même temps, il se différencie radicalement de la manne. La manne est qualifiée comme simple pain venu du ciel (6,31b), alors que Jésus se présente comme « le pain de vie » (6,35a) et il est lui-même descendu du ciel (6,33a). Ceux qui ont mangé la manne sont morts (6,49.58b), tandis que ceux qui mangent le « pain de vie » vivront pour l’éternité (cf. 6,50.58).

Jésus s’identifie avec le pain : « Je suis le pain de vie » (6,35a) et inversement, le pain de Dieu est Jésus lui-même comme il le dit à la foule en 6,33 : « Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde » et en 6,38 : « Car je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » La double identification : « Jésus est le pain de vie » et « le pain de vie est Jésus » et la double descente : « le pain vient du ciel » et « Jésus est descendu du ciel » évoquent l’interrogation des Juifs sur l’origine de Jésus. En effet, le narrateur relate en 6,41-42 : « 41 Les Juifs alors se mirent à murmurer à son sujet, parce qu’il avait dit : “Moi, je suis le pain descendu du ciel.” 42 Ils disaient : “Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire maintenant : Je suis descendu du ciel ?” » La question des Juifs pose un réel défi pour l’esprit humain sur l’identité de Jésus. L’ambiguïté de la parole est double : d’abord Jésus est homme ou le pain qui descend du ciel ? Qui est le donateur du pain de vie ? Ensuite Jésus vient du ciel ou vient-il de parents humains ? En effet, en tant que le Fils de l’homme, Jésus est celui qui donne « la nourriture qui demeure en vie éternelle » (cf. 6,27b). Tandis que dans l’expression « je suis descendu du ciel » (6,38a.42b), Jésus lui-même est descendu du ciel. C’est pour cela qu’il vaut mieux examiner les deux paroles de Jésus en 6,27 et 6,38.

          a) Le donateur de la nourriture qui demeure (6,27)

Jésus se présente comme le donateur du pain quand il demande à la foule en 6,27a : « Travaillez non pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme. » Or, en 6,35a Jésus devient le pain en disant : « Je suis le pain de vie. » Ainsi, il n’y a plus de distinction entre le sujet et l’objet, évoquant ainsi une ambivalence de l’expression. Le raisonnement humain n’accepte pas la fusion du sujet (Jésus, le donateur) et de l’objet (le pain). Cependant, l’identification entre Jésus et le pain a une portée christologique. Elle permet de faire le lien entre « manger le pain de vie » et « manger sa chair ».

Le passage du signe de la multiplication des pains à l’identification entre Jésus et le pain n’est pas évident non plus. Ce n’est pas étonnant que la foule interprète mal ce signe (6,14) puisque le lien entre « la multiplication des pains » et « Jésus est le pain descendu du ciel » (cf. 6,41b) dépasse le raisonnement humain. Ce lien est d’ordre symbolique et Jésus seul peut le dévoiler. La vérité d’une telle parole ne repose que sur celui qui la proclame. Ainsi, l’affirmation « Je suis le pain descendu du ciel » (6,41b) n’est crédible que par l’autorité de Jésus lui-même. Cette parole n’est pas démontrable de manière évidente. Les Juifs murmurent parce qu’il y a quelque chose d’absurde, quelque chose qui dépasse l’intelligence humaine. L’ambiguïté du langage devient plus forte devant la révélation de l’identité divine de Jésus : « Je suis descendu du ciel » (6,42b).

          b) « Je suis descendu du ciel » (6,38a.42b)

Il est difficile de répondre à l’objection des Juifs en 6,42 : « Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire maintenant : “Je suis descendu du ciel ?” » Face à une telle question sur origine de Jésus, il vaut mieux éviter ces deux réponses faciles : d’une part, une lecture trop rapide tend à dire que les Juifs sont incrédules, ils refusent de croire en Jésus. Ils murmurent entre eux à son sujet. Ce verbe « murmurer » (gogguzô) en 6,41a.43 renvoie aux Hébreux au désert qui murmurent contre Dieu (cf. Ex 16,7). Or, le contexte des murmures (dans Ex et dans Jn) n’est pas le même puisque la raison des protestations est différente. D’autre part, une lecture croyante tend à tout régler par la foi. La foi en Jésus ferait accepter toutes ses paroles sans tenir compte de la raison humaine et la logique de pensée. En évitant ces deux lectures superficielles, la question des Juifs en 6,42 est posée à tout lecteur. Il semble que la communauté johannique a dû être confrontée à des questions du même genre. Quelle est la preuve que Jésus est descendu du ciel ?

La question de l’humanité et de la divinité de Jésus a été un sujet de débat brûlant au sein de l’Église pendant plusieurs siècles. La foi de l’Église affirme que Jésus est vrai Dieu et vrai homme, il est à la fois le fils de Joseph (6,42a) et descendu du ciel (6,42b). L’arrière-fond de la question en 6,42 est important. Pour articuler ces réalités qui semblent l’une exclut l’autre : le fils de Joseph et la descente du ciel, nous présentons quelques ambiguïtés du texte dans les affirmations théologiques qui se superposent.

(1) D’abord, la richesse de sens et sa concision peuvent créer des ambiguïtés. Jésus n’est pas seulement le pain de vie descendu du ciel (6,32b), il est, lui-même, descendu du ciel (6,38a). Il est l’envoyé du Père (6,29.38.39), il est venu pour faire la volonté du Père (6,38-40). Notons que l’origine divine de Jésus est mise en rapport étroit avec le Père. Le Père est présenté comme le Donateur (6,37a ; 6,39a), celui qui envoie Jésus (6,38b.39a). Au cours du récit, Jésus dévoile son identité divine : d’où il vient (il est descendu du ciel) ; qui il est (il est l’envoyé du Père) et ce qu’il fait (il fait la volonté du Père). C’est sur ces révélations que les figures du pain et de la nourriture prennent leur signification. Fondamentalement, la vraie nourriture pour l’homme est de venir à Jésus, croire en lui et en sa parole : « Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim ; qui croit en moi n’aura jamais soif » (6,35), dit Jésus à la foule.

(2) Ensuite, l’affirmation de Jésus en 6,38a : « Je suis descendu (katabebèka) du ciel » est équivoque. Jésus est descendu du ciel, mais comment ? De quelle manière ? Si on se rapporte à la situation de l’Exode au désert (cf. 6,31.49), le verbe « descendre » (katabainô) fait allusion à la descente de Yahvé sur le mont Sinaï en Ex 19,11b : « Car après-demain Yahvé descendra (katabèsetai, LXX) aux yeux de tout le peuple sur la montagne du Sinaï. » Une pareille descente, de manière directe, n’est pas le cas pour Jésus. Comment Jésus est-il descendu du ciel ? Nous n’avons pas la réponse.

(3) Enfin, le glissement entre les deux prépositions grecques « apo » (6,38a) et « ek » (6,42b) dans l’expression « je suis descendu du (apo/ek) ciel » montre l’ambiguïté. En 6,38a Jésus utilise la préposition « apo » qui exprime un lien constant avec l’origine. Tandis qu’en 6,42b les Juifs reprennent la parole de Jésus en utilisant la préposition « ek » qui exprime l’idée d’une provenance ponctuelle. Les Juifs ne comprennent donc pas comment cette descente s’est réalisée. En employant la préposition « ek » en 6,42b, les Juifs font une opposition entre « le fils de Joseph » et « la descente du ciel », l’un excluant l’autre.

En tenant compte des remarques plus haut, il semble que Jésus veuille exprimer, dans le contexte, le lien permanent à son Père, son origine céleste et son identité divine. La descente mystérieuse de Jésus du ciel lui permet de se situer comme un révélateur par excellence, un donateur qui offre la vie éternelle au monde. Si on le comprend ainsi, il n’y a pas d’opposition entre « le fils de Joseph » et « la descente du ciel ». Ce sont deux vérités qui se superposent, celle de l’ordre de l’évidence de l’histoire et celle de la révélation des réalités du monde d’en haut. Devant « les choses du ciel » (cf. 3,12), l’aspect symbolique du langage humain est en jeu : l’ambiguïté et le malentendu sont inévitables. Dans le discours sur le pain de vie, Jésus ne répond pas directement à la question des Juifs en 6,42. Il rappelle que l’articulation entre « fils de Joseph » et « la descente du ciel » est de l’ordre du don de Dieu (cf. 6,44). Le lecteur ne peut pas non plus répondre à la question des Juifs en 6,42. L’articulation entre l’humanité et la divinité de Jésus est de l’ordre de la foi, laquelle s’appuie sur l’autorité et la crédibilité de la parole de Jésus. Sur le plan de la raison humaine, la question des Juifs touche le point sensible de la foi. La foi n’ignore pas la raison mais elle va au-delà de la raison. Malheureusement, beaucoup des disciples de Jésus n’arrivent pas à franchir cet « au-delà » pour accueillir sa révélation. Ils ne comprennent pas le discours sur le pain de vie en disant : « Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter ? » (6,60b)

          c) La réaction des disciples (6,60-71)

Nous trouvons l’ambiguïté extrême des paroles de Jésus dans l’attitude des disciples en 6,60-71. En effet, après avoir écouté le discours de Jésus, les uns disent : « Cette parole est rude ! Qui peut l’écouter ? » (6,60b), les autres y voient des paroles de vie éternelle (6,68b). Notons que l’appellation « disciples » (mathètai) de Jésus dans Évangile désigne des personnes qui le suivent et croient en lui. L’ambiguïté de la parole de Jésus conduit à l’abandon de la foi de « beaucoup de ses disciples » (cf. 6,66) qui avaient cru en Jésus. Le passage de la foi à la perte de la foi des disciples montre à quel point il est difficile de croire en Jésus si l’on ne s’appuie que sur la raison. L’échec est certain puisque les disciples en 6,66 ne prennent pas conscience de l’ambiguïté et du paradoxe des paroles révélatrices, et ne se laissent pas guider par Jésus pour aller au-delà de la raison humaine. En ouvrant le cœur et l’esprit, le lecteur peut parvenir à la vraie connaissance de la révélation et à proclamer comme Simon-Pierre l’a fait, au nom des Douze en 6,68-69 : « 68 Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. 69 Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu. »

Jésus accepte la limite de la raison humaine dans l’interprétation de sa parole et du signe qu’il a fait. Beaucoup de ces disciples ne reconnaissent pas son identité divine (cf. 6,60.66). Cependant, Jésus prend toujours l’initiative de manière souveraine. Il guide les échanges et les discussions avec les auditeurs du début à la fin du ch. 6. Jésus n’est pas surpris de l’abandon de certains disciples ; il le sait d’avance que cela va arriver (cf. 6,64). La souveraineté de Jésus se manifeste dans le fait qu’il pousse à l’extrême le scandale en utilisant un langage ambigu pour faire ressortir ce qu’est la foi authentique. Les Douze pourraient partager la réaction de la foule (6,30), les objections des Juifs (6,42) et les murmures de beaucoup de ses disciples (6,60) ; en même temps, les Douze sont parvenus à une véritable connaissance : proclamer la foi nue qui est au-delà de tout raisonnement humain (cf. 6,68-69). L’abandon de beaucoup de ses disciples en 6,66 ne constitue pas un échec de Jésus dans son enseignement. Au contraire, aux yeux du lecteur, le ch. 6 est une véritable révélation, une claire définition de la foi authentique et une démonstration de la limite de la raison humaine.

IV. Conclusion

Cette étude montre qu’il n’est pas facile de comprendre vraiment les signes et les paroles de Jésus. Et pourtant, le constat du narrateur en 12,37 : « Bien qu’il eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui » n’est pas un échec des signes. Ce constat présente le caractère ambigu des signes qui oblige à continuer la lecture : les signes johanniques tendent vers l’Heure de la croix, l’Heure de la glorification de Jésus, et parviennent au point culminant dans la première conclusion de l’Évangile en 20,30-31 : « 30 Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d’autres signes (sèmeia), qui ne sont pas écrits dans ce livre. 31 Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom. »

La foule et les Juifs, au ch. 6, ont raison de poser des questions. En réalité, ces questions qui concernent l’origine divine de Jésus et sa mission ne procurent pas une réponse satisfaisante pour le raisonnement humain. La reconnaissance de l’origine d’en haut de Jésus et l’articulation entre son humanité et sa divinité ne sont possibles que par la foi. Dire que les auditeurs au ch. 6 se sont enfermés dans l’incrédulité semble laisser de côté l’aspect pédagogique de l’Évangile. Le Jésus johannique est bien au-delà de l’incrédulité et du refus de croire de la part de l’homme. L’ambiguïté a donc une portée pédagogique et théologique : d’une part, elle permet aux personnages du récit et au lecteur de découvrir la profondeur de la parole de vie ; et d’autre part, elle permet de présenter Jésus comme le Révélateur par excellence. L’ambiguïté montre l’impuissance du langage devant la révélation. Reconnaître l’ambiguïté du langage dans les expressions de la foi permet de maintenir un juste rapport entre la foi et la raison.

L’ambivalence du « voir » et « entendre » laisse la place à la liberté de l’homme. La foi est une décision, un engagement, un cheminement et non un aboutissement. La théologie johannique ne méprise pas la raison humaine, au contraire : l’argument de l’aveugle-né (ch. 9) et de Nicodème (7,51) montre son importance. Cependant, la foi exige un saut dans l’abîme du mystère. L’ambiguïté du signe et de la parole invite le lecteur à approfondir l’expérience d’une rencontre avec Jésus. Ainsi, le narrateur n’impose pas son récit mais fait confiance au lecteur. Par une lecture attentive, dans le respect des données du texte, le lecteur peut découvrir la force de la révélation et l’amour dans les signes, les œuvres et les paroles de Jésus.

Pour savoir comment voir les signes et écouter la parole de Jésus, l’Évangile invite à réfléchir sur un autre sujet : il ne s’agit plus de l’ambiguïté de la parole mais de l’incapacité de l’écouter, pourquoi ? Nous chercherons la réponse dans l’article suivant./.



Bibliographie
GOURGUES, Michel, Pour que vous croyiez…, Piste d’exploration de l’évangile de Jean, (Initiations), Paris, Le Cerf, 1982.
COUSIN, H. (éd.), Le monde où vivait Jésus, Paris, Le Cerf, 1998.
BLANCHARD, Y.-M., Des signes pour croire ? Une lecture de l’évangile de Jean, (LiBi 106), Paris, Cerf, 1995.
BOISMARD, M.-E., COTHENET, E., La tradition johannique, (Introduction à la Bible, édition nouvelle, t. III : Introduction critique au Nouveau Testament, (A. GEORGE et P. GRELOT, Dir.) vol. IV), Paris, Desclée, 1977, 328 p.
Jerumanis, P.-M., Réaliser la communion avec Dieu : croire, vivre et demeurer dans l’évangile selon S. Jean, (ÉtB.NS 32), Paris, Gabalda, 1996, 601p.


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